PAUCA MEÆ (Les Contemplations – 1856)

L’ingénue  20 novembre 2017

Pauca Meæ [Quelques vers pour ma fille ]

Victor Hugo consacre dans ce  livre quatrième, seize poèmes à sa fille aînée Léopoldine (1824-1843) ; le dix-septième étant un hommage à son beau-fils, Charles Vacquerie qui tenta de la sauver de la noyade et mourut noyé avec elle, dans la Seine, à Villequier, le 4 septembre 1843.  Il y exprime tout l’amour et toute la douleur d’un père.
[La petite sœur  était Adèle II  née en 1830 ;  les frères s’appelaient Charles né en 1826 (époux d’Alice Lehaene, Georges et Jeanne sont leurs enfants) et Victor II (François-Victor) né en 1828.]


VI  
 Quand nous habitions ensemble

Quand nous habitions ensemble
Sur nos collines d’autrefois,
Où l’eau court, où le buisson tremble,
Dans la maison qui touche aux bois,

Elle avait dix ans et moi trente ;
J’étais pour elle l’univers.
Oh ! Comme l’herbe est odorante
Sous les arbres profonds et verts !

Elle faisait mon sort prospère,
Mon travail léger et mon ciel bleu.
Lorsqu’elle me disait : Mon père,
Tout mon cœur s’écriait : Mon Dieu !

À travers mes songes sans nombre,
J’écoutais son parler joyeux,
Et mon front s’éclairait dans l’ombre
À la lumière de ses yeux.

Elle avait l’air d’une princesse
Quand je la tenais par la main ;
Elle cherchait des fleurs sans cesse
Et des pauvres dans le chemin.

Elle donnait comme on dérobe,
En se cachant aux yeux de tous.
Oh ! La belle petite robe
Qu’elle avait, vous rappelez-vous ?

Le soir, auprès de ma bougie;
Elle jasait à petit bruit,
Tandis qu’à la vitre rougie
Heurtaient les papillons de nuit.

Les anges se miraient en elle,
Que son bonjour était charmant !
Le ciel mettait dans sa prunelle
Ce regard qui jamais ne ment.

Oh ! Je l’avais, si jeune encore,
Vu apparaître en mon destin !
C’était l’enfant de mon aurore,
Et mon étoile du matin !

Quand la lune claire et sereine,
Brillant aux cieux, dans ces beaux mois,
Comme nous allions dans la plaine !
Comme nous courions dans les bois !

Puis, vers la lumière isolée
Étoilant le logis obscur,
Nous revenions par la vallée
Et tournant le coin du vieux mur ;

Nous revenions, cœurs pleins de flamme,
En parlant des splendeurs du ciel.
Je composais cette jeune âme
Comme l’abeille fait son miel.

Doux ange aux candides pensées,
Elle était gaie en arrivant …-
Toutes ces choses sont passées
Comme l’ombre et comme le vent.

Villequier, 4 septembre 1844.

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VII
  
Elle était pâle et pourtant rose

Elle était pâle, et pourtant rose,
Petite avec de longs cheveux.
Elle disait souvent : Je n’ose,
Et ne disait jamais : Je veux.

Le soir elle prenait ma Bible,
Pour y faire épeler sa sœur,
Et comme une lampe paisible,
Elle éclairait ce jeune cœur.

Sur le saint livre que j’admire,
Leurs yeux purs venaient se poser ;
Livre où l’une apprenait à lire,
Où l’autre apprenait à penser !

Sur l’enfant qui n’eût pas lu seule,
Elle penchait son front charmant,
Et l’on aurait dit une aïeule
Tant elle parlait doucement !

Elle lui disait : »Sois bien sage! »
Sans jamais nommer le démon ;
Leurs mains erraient de page en page
Sur Moïse et sur Salomon,

Sur Cyrus qui vint de la Perse,
Sur Moloch et sur Léviathan,
Sur l’enfer que Jésus traverse,
Sur l’éden où rampe Satan !

Moi j’écoutais …- ô joie immense
De voir la sœur près de la sœur !
Mes yeux s’enivraient en silence
De cette ineffable douceur.

Et, dans la chambre humble et déserte
Où nous sentions, cachés tous trois,
Entrer par la fenêtre ouverte,
Les souffles des nuits et des bois,

Tandis que, dans le texte auguste,
Leurs cœurs, lisant avec ferveur,
Puisaient le beau, le vrai, le juste,
Il me semblait, à moi, rêveur,

Entendre chanter des louanges
Autour de nous, comme au saint lieu,
Et voir sous les doigts de ces anges,
Tressaillir le livre de Dieu !

Octobre 1846
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XIV      Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,

 Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

 4 octobre 1847
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Les Contemplations  par VICTOR  HUGO    Tome II    Livre quatrième    Pauca Meæ
Deuxième édition Paris, 1856.  Leipzig, chez Wolfgang Gerhard. –  Impr. Schnauss

Manuscrit  et livre numérisés  par la BNF.  gallica.bnf.fr  (Bibliothèque nationale de France )
— Référence manuscrit : BNF, Manuscrits, NAF 13363, fol. 265. (Domaine public)
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