Guillaume Apollinaire – Poèmes à Lou (1915)

 

Poèmes à Lou [Ombre de mon amour]

 

XXXII                        Mourmelon-le-Grand, 6 avril 1915.

 

 

Ma Lou je coucherai ce soir dans les tranchées
Qui près de nos canons ont été piochées
C’est à douze kilomètres d’ici que sont
Ces trous où dans mon manteau couleur d’horizon
Je descendrai tandis qu’éclatent les marmites
Pour y vivre parmi nos soldats troglodytes
Le train s’arrêtait à Mourmelon le petit
Je suis arrivé gai comme je suis parti
Nous irons tout à l’heure à notre batterie
En ce moment je suis parmi l’infanterie
Il siffle des obus dans le ciel gris du nord
Personne cependant n’envisage la mort

 

*

Et nous vivrons ainsi sur les premières lignes
J’y chanterai tes bras comme des cols de cygnes
J’y chanterai tes seins d’une déesse dignes
Le lilas va fleurir Je chanterai tes yeux
Où danse tout un chœur d’angelots gracieux
Le lilas va fleurir  ô printemps sérieux

 

*

Mes souvenirs ce sont ces plaines éternelles
Que virgulent ô Lou les sinistres corbeaux
L’avion de l’amour a refermé ses ailes
Et partout à la ronde on trouve des tombeaux

 

*

Et ne me crois pas triste et ni surtout morose
Malgré toi malgré tout je vois la vie en rose
Je sais comment reprendre un jour mon petit Lou
Fidèle comme un dogue avec des dents de loup
Je suis ainsi mon Lou mais plus tenace encore
Que n’est un aigle alpin sur le corps qu’il dévore

 

*

Quatre jours de voyage et je suis fatigué
Mais que je suis content d’être parti de Nîmes
Aussi mon Lou chéri je suis gai je suis gai
Et je ris de bonheur en t’écrivant ces rimes

 

*

Cette boue est atroce aux chemins détrempés
Les yeux des fantassins ont des lueurs navrantes
Nous n’irons plus au bois les lauriers sont coupés
Les amants vont mourir et mentent les amantes

 

*

J’entends le vent gémir dans les sombres sapins
Puis je m’enterrerai dans la mélancolie
O ma Lou tes grands yeux étaient mes seuls copains
N’ai-je pas tout perdu puisque mon Lou m’oublie

 

*

Dix-neuf cent quinze années où tant d’hommes sont morts
Va-t’en va-t’en va-t’en aux Enfers des Furies
Jouons jouons aux dés les dés marquent les sorts
J’entends jouer aux dés les deux artilleries

(…)

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Guillaume Apollinaire      Poèmes à Lou  (Préface de Michel Décaudin)
NRF  Poésie Gallimard p.145.

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