Le vrai zadjal d’en mourir

 

Le vrai zadjal (poème) d’en mourir

 

Ô mon jardin d’eau fraîche et d’ombre
Ma danse d’être mon cœur sombre
Mon ciel des étoiles sans nombre
Ma barque au loin douce à ramer

Heureux celui qui meurt d’aimer

Qu’à d’autres soit finir amer
Comme l’oiseau se fait chimère
Et s’en va le fleuve à la mer
Ou le temps se part en fumée

Heureux celui qui meurt d’aimer

Heureux celui qui devient sourd
Au chant s’il n’est de son amour
Aveugle au jour d’après son jour
Ses yeux sur toi seule fermés

Heureux celui qui meurt d’aimer 

D’aimer si fort ses lèvres closes
Qu’il n’ait besoin de nulle chose
Hormis le souvenir des roses
À jamais de toi parfumées

Heureux celui qui meurt d’aimer

Celui qui meurt même à douleur
À qui sans toi le monde est leurre
Et n’en retient que tes couleurs
Il lui suffit qu’il t’ait nommée

Heureux celui qui meurt d’aimer

Mon enfant dit-il ma chère âme
Le temps de te connaître ô femme
L’éternité n’est qu’une pâme
Au feu dont je suis consumé

Heureux celui qui meurt d’aimer

Il a dit ô femme et qu’il taise
Le nom qui ressemble à la braise
À la bouche rouge à la fraise
À jamais dans ses dents formée

Heureux celui qui meurt d’aimer

Il a dit ô femme et s’achève
Ainsi la vie ainsi le rêve
Et soit sur la place de grève
Ou dans le lit accoutumé


Heureux celui qui meurt d’aimer

JEVNES AMANS VOUS DONT C’EST L’AAGE
ENTRER LA RONDE ET LE VOÏAGE
FOV S’ESPARGNANT QVI SE CROIT SAGE
CRIEZ À QUI VOS VEVT BLASMER
HEVREVX CELUY QVI MEVRT D’AIMER

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Le Fou d’Elsa (Louis Aragon)

p. 422  Le vrai Zadjal* (ou Poème) d’en mourir   NRF  Gallimard 1963.

   Note de Louis Aragon  p.451 :
« zadjal ( transcription espagnole : zedjelforme proprement andalouse de la poésie arabe.
Nous ne l’avons pas le moins du monde imitée ici [dans le Zadjal de l’avenir], nous en rapprochant seulement dans « Le vrai zadjal d’en mourir ».
C’est une forme populaire (par la langue) qui, en général, après un distique ♦ introductif se compose de quatrains, eux-mêmes constitués par un tercet monorime et un quatrième vers rimant obligatoirement avec le distique introductif.
Nous avons ici accepté l’hypothèse récente de E. Garcia-Gomez qui fait d’Ibn Bâdjdja l’inventeur du zadjal à la fin du XI ème ou début du XII ème siècle. On ne saurait parler de cette sorte de poèmes sans se référer à Ibn-Kouzman (ou Gouzman) de Cordoue qui en fit de ville en ville un genre dépassant le chanteur de rues (XII ème siècle). C’est au XIV ème siècle que le zadjal passe en langue castillane. Par le contenu, notamment pour ce qui a trait au houbb al-mouroua d’Espagne que E. Lévi-Provençal considère comme l’équivalent de « l’amour courtois », les diseurs de zadjal peuvent se comparer aux troubadours, même si on n’accepte pas l’étymologie hypothétique qui fait venir troubadour non de trobar (trouver), mais de l’arabe tarab (joie).»

♦ Groupe de deux vers rimant ensemble et renfermant un énoncé complet.

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