L’Art poétique de Boileau
Chant premier
Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse : v.80
Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.
Au mépris du bon sens, le burlesque effronté
Trompa les yeux d’abord, plut par sa nouveauté ;
On ne vit plus en vers que pointes triviales,
Le Parnasse parla le langage des halles ;
La licence à rimer alors n’eut plus de frein,
Apollon travesti devint un Tabarin (1).
Cette contagion infecta les provinces,
Du clerc et du bourgeois passa jusques aux princes ;
Le plus mauvais plaisant eut ses approbateurs
Et, jusqu’à d’Assouci, tout trouva des lecteurs.
Mais de ce style enfin la cour désabusée
Dédaigna de ces vers l’extravagance aisée,
Distingua le naïf du plat et du bouffon
Et laissa la province admirer le Typhon.
Que ce style jamais ne souille votre ouvrage. v.95
1 « Tabarin, auteur de quolibets et de farces qu’on a recueillis, et vendeur d’orviétan (potion magique de charlatan), avait ses tréteaux sur le pont Neuf. » É.G.
(…)
Avant donc que d’écrire, apprenez à penser. v.150
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Surtout qu’en vos écrits la langue révérée v.155
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain vous me frappez d’un son mélodieux,
Si le terme est impropre, ou le tour vicieux,
Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme (2). v.160
Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
2 « On sait par expérience, dans nos classes, l’existence du barbarisme et du solécisme, et quel genre d’atteinte l’un ou l’autre de ces deux monstres de grammaire porte à la pureté du langage : le premier offense le vocabulaire, le second la syntaxe. » É.G.
(…)
Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse,
Et ne vous piquez point d’une folle vitesse :
Un style si rapide, et qui court en rimant, v. 165
Marque moins trop d’esprit que peu de jugement.
j’aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène,
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
Qu’un torrent débordé qui, d’un cours orageux,
Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux. v. 170
Hâtez-vous lentement ; et sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ;
Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. »
C’est peu qu’en un ouvrage où les fautes fourmillent v.175
Des traits d’esprit semés de temps en temps pétillent ;
Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu ;
Que le début, la fin, répondent au milieu ;
Que d’un art délicat les pièces assorties
N’y forment qu’un seul tout de diverses parties ; v. 180
Que jamais du sujet le discours s’écartant
N’aille chercher trop loin quelque mot éclatant.♦
(…)
L’Art poétique de Nicolas BOILEAU (1636-1711). Notes d’ É. Géruzez É.G. (ancien professeur à la Faculté des Lettre de Paris). Librairie Hachette et Cie 79 Boulevard St Germain Paris 1881. Imprimerie Émile Martinet 2 Rue Mignon Paris.
♦ L’aimable professeur rappelle que « ce précepte doit être toujours présent à l’esprit des jeunes gens qui composent, car ils sont trop souvent tentés d’introduire, de gré ou de force, et toujours avec précipitation, les expressions qui les ont frappés ; et ils sacrifient, à ce désir de briller, la suite des idées et l’analogie des expressions, sans lesquelles il n’y a pas de bon style. »
………………………