20 juillet 2021
Il y a 270 ans paraissait le Premier Volume de l’Encyclopédie !
Les extraits suivants sont tirés de l’article Fanatisme (1) de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui fut une œuvre considérable, une véritable bataille encyclopédique (2) du Premier Volume paru le 1er juillet 1751, aux derniers Tomes VIII à XVII, parus à la fin de 1765, et « distribués clandestinement aux souscripteurs au début de 1766 », sous le règne de Louis XV.
L’article Fanatisme rédigé par Alexandre Deleyre (1726-1796) (3) a été repris par Voltaire dans son Dictionnaire philosophique.
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FANATISME
p. 171
« C’est un zèle aveugle et passionné, qui naît des opinions superstitieuses, et fait commettre des actions ridicules, injustes et cruelles, non seulement sans honte et sans remords, mais encore avec une sorte de joie et de consolation. Le Fanatisme n’est donc que la superstition (4) mise en action.[…]
p.175
Enfin, de quelque part que vienne l’idée de satisfaire à la divinité par l’effusion du sang, il est certain, dès qu’il a commencé de couler sur les autels, il n’a pas été possible de l’arrêter ; et qu’après l’usage de l’expiation*, qui se faisait d’abord par le lait et par le vin, on en vint de l’immolation du bouc ou de la chèvre, au sacrifice des enfants.
Il ne fallut qu’un exemple mal interprété, pour autoriser les horreurs les plus révoltantes. […]
Il est affreux de voir comment cette opinion d’apaiser le Ciel par le massacre, une fois introduite, s’est universellement répandue dans presque toutes sortes de religions, et combien on a multiplié les raisons de ce sacrifice, afin que personne ne pût échapper au couteau. […]
p. 181
Mais voici le fanatisme qui, l’Alcoran (5) d’une main et le glaive de l’autre, marche à la conquête de l’Asie et de l’Afrique. C’est ici qu’on peut demander si Mahomet était un fanatique ou bien un imposteur (6) ? Il fut d’abord un fanatique, et puis un imposteur.
Comme on voit parmi les gens destinés par état aux cultes des autels, les jeunes plus souvent enthousiastes, et les vieillards hypocrites, parce que le fanatisme est un égarement de l’imagination qui domine jusqu’à un certain âge, et l’hypocrisie une réflexion de l’intérêt, qui agit de sang-froid et avec des longues combinaisons. […]
Mahomet une fois désabusé, il lui coûta moins de soutenir son illusion par des mensonges, que d’avouer qu’il s’était égaré ; son génie ardent lui avait fait voir ce qui n’était pas, un Archange Gabriel, un prophète dans lui-même ; et quand il se fut assez rempli de son vertige pour le communiquer, il ne lui fut pas difficile d’entretenir dans les esprits un mouvement qui avait cessé dans le sien. […]
p. 184
Ainsi ne balancez pas à détester la fanatisme partout où vous le verrez, fût-il au milieu de vous.
Parcourez tous les ravages de ces fléaux sous les étendards du croissant, et voyez dès le commencement un Calife assurer l’Empire de l’ignorance et de la superstition, en brûlant tous les livres, comme inutiles, s’ils sont conformes au livre de Dieu, ou comme pernicieux, s’ils lui sont contraires : raisonnement trop politique pour être divin.
Bientôt un autre Calife contraindra les Chrétiens à la circoncision, tandis qu’un Empereur Chrétien force les Juifs à recevoir le baptême ; zèle d’autant plus blâmable dans celui-ci, qu’il professait une religion de grâce et de miséricorde. […]
p.189
En effet, lorsque la religion nous pousse à faire mourir les hommes pour l’amour de Dieu, et à les envoyer en enfer le plus tôt qu’il est possible, lorsqu’elle ne sert qu’à nous rendre enfants de la colère et de la cruauté, ce n’est plus une religion, mais une impiété.
Il vaudrait mieux qu’il n’y eût point de révélation, et que la nature humaine eût été abandonnée à la discrétion de ses penchants ordinaires, qui sont beaucoup plus doux et plus humains, beaucoup plus convenables au repos et au bonheur de la société, que de suivre les maximes d’une religion qui inspirerait une fureur si insensée, et qui travaillerait à détruire le gouvernement de l’état et les fondements de la prospérité du genre humain. […]
p.194
«Qu’est donc le fanatisme ?
C’est l’effet d’une fausse conscience qui abuse des choses sacrées, et qui asservit la religion aux caprices de l’imagination et aux dérèglements des passions. […]
Les sources particulières du fanatisme sont :
1/ Dans la nature des Dogmes.
S’ils sont contraires à la raison, ils renversent le jugement, et soumettent tout à l’imagination, dont l’abus est le plus grand de tous les maux. […]
Les dogmes obscurs engendrent la multiplicité des explications, et par celles-ci la division des sectes.
⇒ La vérité ne fait point de fanatiques. Elle est si claire qu’elle ne souffre guère de contradiction ; si pénétrante, que les plus furieux ne peuvent rien diminuer de sa jouissance. Comme elle existe avant nous, elle se maintient sans nous et malgré nous par son évidence. Il ne suffit donc pas de dire que l’erreur a ses martyrs ; car elle en a fait beaucoup plus que la vérité, puisque chaque secte et chaque école compte les siens.
2/ Dans l’atrocité de la morale.
Des hommes pour qui la vie est un état de danger et de tourment continuel, doivent ambitionner la mort, ou comme le terme, ou comme la récompense de leurs maux : mais quels ravages ne fera pas dans la société celui qui désire la mort, s’il joint aux motifs de la souffrir, des raisons de la donner ?
On peut donc appeler fanatiques tous les esprits outrés, qui interprètent les maximes de la religion à la lettre, et qui suivent la lettre à la rigueur ; ces Docteurs despotiques, ces Casuistes impitoyables, qui désespèrent la nature, et qui après vous avoir arraché l’œil, et coupé la main, vous disent encore d’aimer parfaitement la chose qui vous tyrannise.
3/ Dans la confusion des devoirs.
Quand des idées capricieuses sont devenues des préceptes, et que de légères omissions sont appelées de grands crimes, l’esprit qui succombe à la multiplicité de ses obligations ne sait plus auxquelles donner la préférence ; il viole les essentielles par respect pour les moindres ; il substitue la contemplation aux bonnes œuvres, et les sacrifices aux vertus sociales ; la superstition prend la place de la loi naturelle, et la peur du sacrilège conduit à l’homicide. […]
Dès qu’un zèle barbare a fait un devoir du crime, est-il rien d’inhumain qu’on ne tente ? Ajoutez à toute la férocité des passions, les craintes d’une conscience égarée, vous étoufferez bientôt les sentiments de la nature.
Un homme qui se méconnait lui-même au point de se traiter cruellement, et de faire consister l’esprit de pénitence dans la privation et l’horreur de ce qui a été fait pour l’homme, ne ramènera-t-il pas son père à coup de bâton dans le désert qu’il avait quitté ?
Un homme pour qui un assassinat est un coup de fortune éternelle, doutera-t-il un moment d’immoler celui qu’il appelle l’ennemi de Dieu et de son culte ? […] Que pensez-vous de cela ?
4/ Dans l’usage des peines diffamantes, parce que la perte de la réputation entraîne bien des maux réels. Les révolutions doivent être plus fréquentes ou les abus affreux, dans les pays où tombent ces foudres invisibles qui rendent un Prince odieux à tout son peuple. mais heureusement il n’y a que ceux qui n’en sont pas frappés, qui les craignent ; car un Monarque n’a pas toujours la faiblesse de subir le châtiment des esclaves pour redevenir Roi.
5/ Dans l’intolérance d’une religion à l’égard des autres, ou d’une secte entre plusieurs de la même religion, parce que toutes les mains s’arment contre l’ennemi commun. La neutralité même n’a plus lieu avec une puissance qui veut dominer, et quiconque n’est pas pour elle, est contre elle. Or, quel trouble n’en doit-il pas résulter ? La paix ne peut devenir générale et solide que par la destruction du parti jaloux ; car si cette branche venait à ruiner toutes les autres, elle serait bientôt en guerre avec elle-même ; ainsi le qui vive (7) ne cessera qu’après elle.
L’intolérance qui prétend mettre fin à la division, doit l’augmenter nécessairement. Il suffit qu’on ordonne à tous les hommes de n’avoir qu’une façon de penser, dès-lors chacun devient enthousiaste de ses opinions, jusqu’à mourir pour leur défense.
Il s’ensuivrait de l’intolérance, qu’il n’y a point de religion faite pour tous les hommes ; car l’un n’admet pas de savant, l’autre point de Rois ; l’autre pas un riche ; celle-là rejette les enfants ; celle-ci les femmes ; telle condamne le mariage, et telle le célibat. […]
p. 198
6/ Dans la persécution.
Elle naît essentiellement de l’intolérance. Si le zèle a fait quelquefois des persécuteurs, il faut avouer que la persécution a fait encore plus de zélateurs. À quel excès ne se portent pas ceux-ci, tantôt contre eux-mêmes, bravant les supplices ; tantôt contre leurs tyrans, prenant leurs places, et ne manquant jamais de raisons pour courir tour à tour au feu et au sang ?
Il courut dans les XIème siècle un fléau, miraculeux, selon le peuple, qu’on appela la maladie des ardents ; c’était une espèce de feu qui dévorait les entrailles.
Tel est le fanatisme, cette maladie de religion, qui porte à la tête, et dont les symptômes sont aussi différents que les caractères qu’elle attaque.
Dans un tempérament flegmatique, elle produit l’obstination qui fait les zélateurs ; dans un naturel bilieux, elle devient une frénésie qui fait les sicaires (8), nom particulier aux fanatiques d’un siècle, et qu’on peut étendre à toute l’espèce divisée en deux classes.
La première ne fait que prier et mourir ; la seconde veut régner et massacrer ; ou peut-être est-ce la même fureur qui, dans toutes les sectes, fait tour-à-tour des martyrs et des persécuteurs, selon le temps. »
…
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1 Cf. Dans L’esprit de l’ Encyclopédie, Fanatisme pp.171-211.
ou choix des articles les plus curieux, les plus agréables, les plus piquants, les plus philosophiques de ce grand dictionnaire par Joseph de La Porte.
2 Cf. XVIII ème siècle DIDEROT Collection Lagarde et Michard
Dans un article d’octobre 2018 :
Lycée : des nouveaux programmes sous influence réac
le journal Libération – qui ne serait pas réac car juste « de gauche » !- évoquait pour ces nouveaux programmes des matières sensibles (histoire, français, sciences économiques et sociales) avec Viviane Youx, une » vision très chronologique de type Lagarde et Michard » (sic !) et Denis Paget y voyait aussi « une hausse du niveau d’exigence (?) et une survalorisation de l’aspect chronologique » (re sic) !
3 Cf. Alexandre Deleyre (Wikipédia)
4 Superstition : Sentiment de vénération religieuse fondé sur la crainte ou l’ignorance, par lequel on est souvent porté à se former de faux devoirs, à redouter des chimères, et à mettre sa confiance dans des choses impuissantes. Littré pp. 6110-6111.
* Expiation : Cérémonie religieuse en vue d’apaiser la colère céleste. Littré p. 2332.
5 L’Alcoran : Le livre qui contient la loi de Mahomet. Littré p.153.
6 Imposteur : Celui qui impose, qui trompe –
[Mahomet] Imposteur à La Mecque, et prophète à Médine /Voltaire fanatisme I 1 Littré p. 3128.
7 Qui – vive : Terme de guerre. Cri d’une sentinelle, d’une patrouille, etc. qui entend du bruit, aperçoit une personne ou une troupe. Littré p.5163.
8 Sicaire : Assassin gagé. Littré p. 5889.
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