« On m’a toujours appelé l’Ingénu, reprit le Huron,
… parce que je dis toujours naïvement ce que je pense… »
Voltaire * L’Ingénu 1767 Edition originale Cramer Genève
J‘aime le sens du mot naïf tel qu’il fut compris et utilisé de Montaigne à Voltaire. Langage et/ou manière d’être, simple, sans hypocrisie et sans désir de plaire à tout prix.
Ainsi Montaigne, dans son Avis au lecteur des Essais : « C’est icy un livre de bonne foy, lecteur. … Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c’est moy que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, et ma forme naïve (1), autant que la révérence publique (2) me l’a permis. (…) Ainsi, lecteur, (…) ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc. De Montaigne, ce premier de mars mille cinq cent quatre-vingts.(3)”
1 « ma manière d’être naturelle »; 2 « le respect du public »; 3 Montaigne a quarante-sept ans.
Au XVI ème siècle donc, le sens de naïf est : « Vrai, sincère, ressemblant. Il se dit d’une peinture, d’un discours qui représente bien la chose telle qu’elle est. » Et au XVII ème siècle, « naïf » emporte autant l’idée de simplicité, d’absence d’apprêt… que celle de fidélité au réel, d’exactitude scrupuleuse ». (Le Grand Robert).
Au XVII ème siècle, face à l’accueil glacial que reçoivent ses livres, Descartes écrit à Mersenne, le 12 octobre 1646 : « Je vous supplie, encore un coup, de m’envoyer jamais rien de la part de ceux qui ne cherchent pas ingénument la vérité (…). »
Au XVIII ème siècle, Voltaire écrira : « Le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre naïvement comme il a fait. Car il a peint la nature humaine. »
Littré, au XIX ème siècle garde l’idée : « Qui dit sa pensée sans détour, ingénument ». En citant comme exemple : « Vous dites donc que Diderot est un bon homme ; je le crois car il est naïf. » Voltaire 1758 «
Si Agnès dans « L’école des femmes » de Molière est l’ingénue élevée au couvent « pour la rendre idiote autant qu’il se pourrait « (Acte I, scène 1), et si Arnolphe (Acte III, scène 2) s’en explique en lui disant :
« Votre sexe n’est là que pour la dépendance :
Du côté de la barbe est la toute-puissance. »
ce qui ne manque pas de piquant … encore au XXIème siècle, et méritera que l’on s’y attarde…
… j‘ai aussi choisi mon inspiration du côté de « L’Ingénu » de Voltaire, ce fougueux Huron au regard neuf, grâce auquel la critique de la société, de la religion et de la politique se fait vive dans ce conte.
En nommant ainsi mon bloc-notes, je souhaitais jouer avec le sens actuel des mots « ingénue » et « naïve », m’amuser de ce double sobriquet tout en prenant le risque de dire que « le roi est nu » quand c’est vrai.
Passer pour une bécasse, une idiote, une niaise, une simplette me (vous) donne donc tout loisir de me (vous) moquer de moi, et je reste ainsi paisiblement et modestement, dans le sens premier des mots, naturelle, sincère, libre et sans illusion.
En mémoire
Voici le soleil
Qui fait tendre la poitrine des vierges
Qui fait sourire sur les bancs verts les vieillards
Qui réveillerait les morts sous une terre maternelle.
J’entends le bruit des canons – est-ce d’Irun ?
On fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat Inconnu.
On promet cinq cent mille de vos enfants à la gloire
des futurs morts, on les remercie d’avance futurs
morts obscurs
Ecoutez-moi, Tirailleurs sénégalais, dans la solitude de
la terre noire et de la mort
Dans votre solitude sans yeux sans oreilles, plus que
dans ma peau sombre au fond de la Province
Sans même la chaleur de vos camarades couchés tout
contre vous, comme jadis dans la tranchée jadis dans
les palabres du village
Ecoutez-moi, Tirailleurs à la peau noire, bien que sans
oreilles et sans yeux dans votre triple enceinte de nuit.
Nous n’avons pas loué de pleureuses, pas même les
larmes de vos femmes anciennes
– Elles ne se rappellent que vos grands coups de
colère, préférant l’ardeur des vivants.
Les plaintes des pleureuses trop claires
Trop vite asséchées les joues de vos femmes, comme
en saison sèche les torrents du Fouta
Les larmes les plus chaudes trop claires et trop vite
bues au coin des lèvres oublieuses.
Nous vous apportons, écoutez-nous, nous qui épelions
vos noms dans les mois que vous mouriez
Nous, dans ces jours de peur sans mémoire, vous appor-
tons l’amitié de vos camarades d’âge.
Ah ! puissé-je un jour d’une voix couleur de braise,
puissé-je chanter
L’amitié des camarades fervente comme des entrailles
et délicate, forte comme des tendons.
Ecoutez-nous. Morts étendus dans l’eau au profond des
plaines du Nord et de l’Est.
Recevez ce sol rouge, sous le soleil d’été ce sol rougi
du sang des blanches hosties
Recevez le salut de vos camarades noirs, Tirailleurs sénégalais
MORTS POUR LA REPUBLIQUE !
Léopold Sédar SENGHOR Tours, 1938
⇒ 26 février 2023 Public Sénat / Voir le film documentaire de Gabriel Le Bomin :
Après la guerre, l’impossible oubli
(né à Joal, au Sénégal, le 9 octobre 1906 Agrégé de grammaire en 1935, il enseigne à Tours au lycée Descartes, puis à Saint-Maur-des-Fossés. Il participe à la Résistance. Président de la République du Sénégal de 1960 à 1980. Considéré comme un très grand parmi les poètes, il est le chantre de la négritude et du métissage culturel – mort à Verson en 2001)
* Voltaire L’Ingénu 1767 Édition originale Cramer Genève
Bibliothèque nationale de France – Gallica.bnf.fr
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