Histoire véritable tirée des manuscrits du P. Quesnel
On goûtera le style de Voltaire ; et avec les variantes orthographiques et la police des premiers caractères d’imprimerie – en particulier le s prenant la forme du f – qu’ils remarqueront dans l’édition princeps de 1767, les linguistes en herbe feront leur miel. Bonne lecture !
chapitre premier
Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et mademoiselle sa soeur rencontrèrent un Huron.
En l’année 1689, le 15 juillet au soir, l’abbé de Kerkabon, prieur de Notre-Dame de la Montagne, se promenait sur le bord de la mer avec Mlle de Kerkabon, sa soeur pour prendre le frais …
……..ils virent entrer dans la baie de Rance un petit bâtiment qui arrivait avec la marée : c’étaient des anglais qui venaient vendre quelques denrées de leur pays. Ils sautèrent à terre sans regarder M. le prieur ni mademoiselle sa soeur, qui fut très choquée du peu d’attention qu’on avait pour elle.
Il n’en fut pas de même d’un jeune homme très bien fait, qui s’élança d’un saut par-dessus la tête de ses compagnons, et se trouva vis-à-vis mademoiselle. Il lui fit un signe de tête, n’étant pas dans l’usage de faire la révérence. Sa figure et son ajustement attirèrent les regards du frère et de la soeur. Il était nu-tête et nu-jambes, les pieds chaussés de petites sandales, le chef orné de longs cheveux en tresses, un petit pourpoint qui serrait une taille fine et dégagée ; l’air martial et doux. Il tenait dans sa main une petite bouteille d’eau des Barbades, et dans l’autre une espèce de bourse dans laquelle était un gobelet et de très bon biscuit de mer. Il parlait français fort intelligemment. Il présenta de son eau des Barbades à Mlle de Kerkabon et à monsieur son frère ; il en but avec eux ; il leur en fit reboire encore, et tout cela d’un air si simple et si naturel que le frère et la soeur en furent charmés………………………………………………
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» Je m’aperçois, monsieur l’Ingénu, dit le grave bailli, que vous parlez mieux français qu’il n’appartient à un Huron.
– Un Français, dit-il, que nous avions pris dans ma grande jeunesse en Huronie, et pour qui je conçus beaucoup d’amitié, m’enseigna sa langue ; j’apprends très vite ce que je veux apprendre. J’ai trouvé en arrivant à Plymouth un de vos Français refugiés que vous appelez huguenots, je ne sais pourquoi ; il m’a fait faire quelques progrès dans la connaissance de votre langue ; et, dès que j’ai pu m’exprimer intelligemment, je suis venu voir votre pays, parce que j’aime assez les Français quand ils ne font pas trop de questions. »
L’abbé de Saint-Yves, malgré ce petit avertissement, lui demanda laquelle des trois langues lui plaisait davantage, la huronne, l’anglaise ou la française. » La huronne, sans contredit, répondit l’Ingénu. – Est-il possible ? s’écria Mlle de Kerkabon ; j’avais toujours cru que le français était la plus belle de toutes les langues après le bas-breton. » ….
Au chapitre second
Le Huron, nommé l’Ingénu, reconnu de ses parents.
« L’Ingénu, selon sa coutume, s’éveilla avec le soleil au chant du coq, qu’on appelle en Angleterre et en Huronie, la trompette du jour. Il n’était pas comme la bonne compagnie qui languit dans un lit oiseux jusqu’à ce que le soleil ait fait la moitié de son tour, qui ne peut ni dormir ni se lever, qui perd tant d’heures précieuses dans cet état mitoyen entre la vie et la mort, et qui se plaint encore que la vie est trop courte. …..
… Il trouva M. le prieur de Notre-Dame de la Montagne et sa discrète soeur, se promenant en bonnet de nuit dans leur petit jardin. Il leur présenta toute sa chasse, et, en tirant de sa chemise une espèce de petit talisman qu’il portait toujours à son cou, il les pria de l’accepter en reconnaissance de leur bonne réception. » C’est ce que j’ai de plus précieux, leur dit-il ; on m’a assuré que je serais toujours heureux tant que je porterais ce petit brimborion sur moi, et je vous le donne pour que vous soyez toujours heureux. »
Le prieur et mademoiselle sourirent avec attendrissement de la naïveté de l’Ingénu. Ce présent consistait en deux petits portraits assez mal faits, attachés ensemble avec une courroie fort grasse.
Mlle de Kerkabon lui demanda s’il y avait des peintres en Huronie. » Non, dit l’Ingénu, cette rareté me vient de ma nourrice ; son mari l’avait eue par conquête, en dépouillant quelques Français du Canada qui nous avaient fait la guerre ; c’est tout ce que j’en ai su. »
Le prieur regarda attentivement ces portraits ; il changea de couleur, il s’émut, ses mains tremblèrent. « Par Notre-Dame de la Montagne, s’écria-t-il, je crois que voilà le visage de mon frère le capitaine et de sa femme ! ……. Mon frère et ma belle-sœur ne parurent plus après l’expédition contre les Hurons en 1669 ; mon neveu devait alors être à la mamelle ; la nourrice huronne lui a sauvé la vie et lui a servi de mère« . Enfin, après cent questions et cent réponses, le prieur et sa soeur conclurent que le Huron était leur propre neveu. Ils l’embrassaient en versant des larmes ; et l’Ingénu riait, ne pouvant s’imaginer qu’un Huron fût neveu d’un prieur bas-breton…………………….
On alla rendre grâce à Dieu dans l’église de Notre-Dame de la Montagne, tandis que le Huron, d’un air indifférent, s’amusait à boire à la maison………………………………..
…………………..le prieur de la Montagne et l’abbé de Saint-Yves conclurent à faire baptiser l’Ingénu au plus vite. Mais il n’en était pas d’un grand Huron de vingt-deux ans comme d’un enfant qu’on régénère sans qu’il en sache rien. Il fallait l’instruire, et cela paraissait difficile : car l’abbé de Saint-Yves supposait qu’un homme qui n’est pas né en France n’avait pas le sens commun.
Le prieur fit observer à la compagnie que, si en effet monsieur l’Ingénu, son neveu, n’avait pas eu le bonheur de naître en Basse-Bretagne, il n’en avait pas moins d’esprit ; qu’on en pouvait juger par toutes ses réponses…
On lui demanda d’abord s’il avait jamais lu quelque livre. Il dit qu’il avait lu Rabelais traduit en anglais, et quelques morceaux de Shakespeare qu’il savait par coeur ; qu’il avait trouvé ces livres chez le capitaine du vaisseau qui l’avait amené de l’Amérique à Plymouth, et qu’il en était fort content. Le bailli ne manqua pas de l’interroger sur ces livres.
» Je vous avoue, dit l’Ingénu, que j’ai cru en deviner quelque chose, et que je n’ai pas entendu le reste. «
L’abbé de Saint-Yves, à ce discours, fit réflexion que c’est ainsi que lui-même avait toujours lu, et que la plupart des hommes ne lisaient guère autrement.
» Vous avez sans doute lu la Bible ? dit-il au Huron.
– Point du tout, monsieur l’abbé ; elle n’était point parmi les livres de mon capitaine ; je n’en ai jamais entendu parler.
……Quoi qu’il en soit, on fit venir le plus habile tailleur de Saint-Malo pour habiller l’Ingénu de pied en cap…Mlle de Saint-Yves, en partant, se retourna plusieurs fois pour regarder l’Ingénu ; et il lui fit des révérences plus profondes qu’il n’en avait jamais fait à personne en sa vie…
Au chapitre troisième
le Huron, nommé l’Ingénu, converti.
…L’Ingénu avait une mémoire excellente. Le prieur résolut enfin de lui faire lire le Nouveau Testament. L’Ingénu le dévora avec beaucoup de plaisir ; mais ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures rapportées dans ce livre étaient arrivées, il ne douta point que le lieu de la scène ne fût en Basse-Bretagne, et il jura qu’il couperait le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate si jamais il rencontrait ces marauds-là.
Son oncle, charmé de ces bonnes dispositions, le mit au fait en peu de temps ; il loua son zèle, mais il lui apprit que ce zèle était inutile, attendu que ces gens-là étaient morts il y avait environ seize cent quatre-vingt-dix années. L’Ingénu sut bientôt presque tout le livre par cœur….
Enfin la grâce opéra ; l’Ingénu promit de se faire chrétien ; il ne douta pas qu’il dût commencer par être circoncis : » Car, disait-il, je ne vois pas dans le livre qu’on m’a fait lire un seul personnage qui ne l’ait été … le plus tôt sera le mieux. » Il ne délibéra point. Il envoya chercher le chirurgien du village et le pria de lui faire l’opération, comptant réjouir infiniment Mlle de Kerkabon et toute la compagnie quand une fois la chose serait faite. Le frater, qui n’avait point encore fait cette opération, en avertit la famille, qui jeta les hauts cris. La bonne Kerkabon trembla que son neveu, qui paraissait résolu et expéditif, ne se fit lui-même l’opération très maladroitement, et qu’il n’en résultât de tristes effets auxquels les dames s’intéressent toujours par bonté d’âme.
Le prieur redressa les idées du Huron ; il lui remontra que la circoncision n’était plus de mode, que le baptême était beaucoup plus doux et plus salutaire, que la loi de grâce n’était pas comme la loi de rigueur. L’ingénu qui avait beaucoup de bon sens et de droiture, disputa, mais reconnut son erreur, ce qui est assez rare en Europe aux gens qui disputent ; enfin il promit de se faire baptiser quand on voudrait.
Il fallait auparavant se confesser ; et c’était là le plus difficile. L’Ingénu avait toujours en poche le livre que son oncle lui avait donné. Il n’y trouvait pas qu’un seul apôtre se fût confessé, et cela le rendait très rétif. Le prieur lui ferma la bouche en lui montrant dans l’épître de saint Jacques le Mineur, ces mots qui font tant de peine aux hérétiques : Confessez vos péchés les uns aux autres. Le Huron se tut, et se confessa à un récollet. Quand il eût fini, il tira le récollet du confessionnal, et, saisissant son homme d’un bras vigoureux, il se mit à sa place et le fit mettre à genoux devant lui : » Allons, mon ami, il est dit : Confessez vous les uns aux autres ; je t’ai conté mes péchés, tu ne sortiras pas d’ici que tu ne m’aies conté les tiens. » En parlant ainsi, il appuyait son large genou sur la poitrine de son adverse partie. Le récollet pousse des hurlements qui font retentir l’église. On accourt au bruit, on voit le catéchumène qui gourmait le moine au nom de saint Jacques le Mineur. La joie de baptiser un Bas-Breton huron et anglais était si grande qu’on passa par-dessus ces singularités…
On prit jour avec l’évêque de Saint-Malo, qui, flatté, comme on peut le croire, de baptiser un Huron, arriva dans un pompeux équipage, suivi de son clergé… L’église était magnifiquement parée : mais quand il fallut prendre le Huron pour le mener aux fonts baptismaux, on ne le trouva point.
L’oncle et la tante le cherchèrent partout. On crut qu’il était à la chasse, selon sa coutume. Tous les conviés à la fête parcoururent les bois et les villages voisins : point de nouvelles du Huron……
………………L’évêque était confondu et prêt à s’en retourner ; le prieur et l’abbé de Saint-Yves se désespéraient…Mlle de Kerkabon pleurait ; Mlle de Saint-Yves ne pleurait pas mais elle poussait de profonds soupirs… Elles se promenaient tristement le long des saules et des roseaux qui bordent la petite rivière de Rance, lorsqu’elles aperçurent au milieu de la rivière une grande figure assez blanche, les deux mains croisées sur la poitrine. Elles jetèrent un grand cri et se détournèrent. Mais la curiosité l’emportant bientôt sur toute autre considération, elles se coulèrent doucement entre les roseaux, et, quand elles furent bien sûres de n’être point vues, elles voulurent voir de quoi il s’agissait.
Au chapitre quatrième
L’Ingénu baptisé
Le prieur et l’abbé, étant accourus, demandèrent à l’Ingénu ce qu’il faisait là. » Eh parbleu ! Messieurs, j’attends le baptême. Il y a une heure que je suis dans l’eau jusqu’au cou, et il n’est pas honnête de me laisser morfondre. – Mon cher neveu, lui dit tendrement le prieur, ce n’est pas ainsi que l’on baptise en Basse-Bretagne ; reprenez vos habits et venez avec nous. » Mlle de Saint-Yves en entendant ce discours disait tout bas à sa compagne : » Mademoiselle, croyez-vous qu’il reprenne sitôt ses habits ? « Le Huron cependant repartit au prieur : » Vous ne m’en ferez pas accroire cette fois-ci comme l’autre ; j’ai bien étudié depuis ce temps-là, et je suis très certain qu’on ne se baptise pas autrement… Je ne serai point baptisé du tout ou je le serai dans la rivière. » On eut beau lui remontrer que les usages avaient changé. L’Ingénu était têtu car il était Breton et Huron… La tante, désespérée, avait remarqué que, la première fois que son neveu avait fait la révérence, il en avait fait une plus profonde à Mlle de Saint-Yves qu’à aucune autre personne de la compagnie ; …. Elle prit le parti de s’adresser à elle dans ce grand embarras ; elle la pria d’interposer son crédit pour engager le Huron à se faire baptiser de la même manière que les Bretons, ne croyant pas que son neveu pût jamais être chrétien, s’il persistait à vouloir être baptisé dans l’eau courante. Mlle de Saint-Yves rougit du plaisir secret qu’elle sentait d’être chargée d’une si importante commission. Elle s’approcha modestement de l’Ingénu et lui serrant la main d’une manière tout à fait noble : » Est-ce que vous ne ferez rien pour moi ? » lui dit-elle ; et en prononçant ces mots, elle baissait les yeux et les relevait avec une grâce attendrissante. » Ah ! tout ce que vous voudrez, Mademoiselle, tout ce que vous me commanderez : baptême d’eau, baptême de feu, baptême de sang ; il n’y a rien que je vous refuse. » Mlle de Saint-Yves eut la gloire de faire en deux paroles ce que ni les empressements du prieur, ni les interrogations réitérées du bailli, ni les raisonnements même de M. l’évêque n’avaient pu faire. Elle sentit son triomphe ; mais elle n’en sentait pas encore toute l’étendue. le baptême fut administré et reçu avec toute la décence, toute la magnificence, tout l’agrément possibles. L’oncle et la tante cédèrent à M. l’abbé de Saint-Yves et à sa soeur l’honneur de tenir l’Ingénu sur les fonts. Mlle de Saint-Yves rayonnait de joie de se voir marraine. Elle ne savait pas à quoi ce grand titre l’asservissait ; elle accepta l’honneur sans en connaître les fatales conséquences. Comme il n’y a jamais eu de cérémonie qui ne fût suivie d’un grand dîner, on se mit à table au sortir du baptême. Les goguenards de Basse-Bretagne dirent qu’il ne fallait pas baptiser son vin. M. le prieur disait que le vin, selon Salomon, réjouit le cœur de l’homme… Le Huron s’échauffa ; il but beaucoup à la santé de sa marraine. » Si j’avais été baptisé de votre main, dit-il, je sens que l’eau froide qu’on m’a versée sur le chignon m’aurait brûlé. » Le bailli trouva cela trop poétique, ne sachant pas combien l’allégorie est familière au Canada. Mais la marraine en fut extrêmement contente. On avait donné le nom d’Hercule au baptisé. L’évêque de Saint-Malo demandait toujours quel était ce patron dont il n’avait jamais entendu parler. Le jésuite qui était fort savant, lui dit que c’était un saint qui avait fait douze miracles………………..
Au chapitre cinquième
L’Ingénu amoureux
…………………………….. Dès que M. l’évêque fut parti, l’Ingénu et Mlle de Saint-Yves se rencontrèrent sans avoir fait réflexion qu’ils se cherchaient. Ils se parlèrent sans avoir imaginé ce qu’ils se diraient. L’ingénu lui dit d’abord qu’il l’aimait de tout son coeur…. Mademoiselle lui répondit, avec sa modestie ordinaire, qu’il fallait en parler au plus vite à M. le prieur son oncle et à Mlle sa tante, et que de son côté elle en dirait deux mots à son cher frère l’abbé de Saint-Yves, et qu’elle se flattait d’un consentement commun. L’Ingénu lui répond qu’il n’avait besoin du consentement de personne ;… » …comme ce n’est ni de mon oncle ni de ma tante que je suis amoureux, ce n’est pas à eux que je dois m’adresser dans cette affaire ; et si vous m’en croyez, vous vous passerez aussi de M. l’abbé de Saint-Yves. On peut juger que la belle Bretonne employa toute la délicatesse de son esprit à réduire son Huron aux termes de la bienséance. Elle se fâcha même, et bientôt se radoucit. Enfin, on ne sait comment aurait fini cette conversation, si, le jour baissant, M. l’abbé n’avait ramené sa soeur à son abbaye………………….Le lendemain, son oncle lui parla ainsi après le déjeuner, en présence de Mlle Kerkabon, qui était tout attendrie : » Le Ciel soit loué de ce que vous avez l’honneur, mon cher neveu, d’être chrétien et Bas-Breton ! mais cela ne suffit pas ; je suis un peu sur l’âge ; mon frère n’a laissé qu’un petit coin de terre qui est très peu de chose ; j’ai un bon prieuré : si vous voulez seulement vous faire sous-diacre, comme je l’espère, je vous résignerai mon prieuré, et vous vivrez fort à votre aise, après avoir été la consolation de ma vieillesse. «
L’Ingénu répondit : Mon oncle, grand bien vous fasse ! vivez tant que vous pourrez. Je ne sais pas ce que c’est que d’être sous-diacre ni que de résigner ; mais tout me sera bon pourvu que j’aie Mlle de Saint-Yves à ma disposition ;
L’Ingénu court chez sa maîtresse, et devient furieux.
L’abbé eut de la peine à résoudre cette difficulté. » Il y a, dit-il, je l’avoue beaucoup d’inconstants et de fripons parmi nous, et il y en aurait autant chez les Hurons s’ils étaient rassemblés dans une grande ville ; mais aussi il y a des âmes sages, honnêtes, éclairées, et ce sont ces hommes-là qui ont fait les lois. Plus on est homme de bien, plus on doit s’y soumettre : on donne l’exemple aux vicieux, qui respectent un frein que la vertu s’est donné elle-même. «
Cette réponse frappa l’Ingénu. On avait déjà remarqué qu’il avait l’esprit juste. On l’adoucit par des paroles flatteuses ; on lui donna des espérances : ce sont les deux pièges où les hommes des deux hémisphères se prennent ; on lui présenta même Mlle de Saint-Yves, quand elle eut fait sa toilette. Tout se passa avec la plus grande bienséance…………………
On eut une peine exrême à le renvoyer chez ses parents. Il fallut encore employer le crédit de la belle Saint-Yves ; plus elle sentait son pouvoir sur lui, et plus elle l’aimait. Elle le fit partir, et en fut très affligée ; enfin quand il fut parti, l’abbé, qui non seulement était le frère très aîné de Mlle de Saint-Yves, mais qui était aussi son tuteur, prit le parti de soustraire sa pupille aux empressements de cet amant terrible. Il alla consulter le bailli, qui destinant toujours son fils à la soeur de l’abbé, lui conseilla de mettre la pauvre fille dans une communauté. Ce fut un coup terrible : une indifférente qu’on mettrait au couvent jetterait les hauts cris ; mais une amante, et une amante aussi sage que tendre, c’était de quoi la mettre au désespoir.
L’Ingénu, de retour chez le prieur, raconta tout avec sa naïveté ordinaire. Il essuya les mêmes remontrances, qui firent quelque effet sur son esprit, et aucun sur ses sens ; mais le lendemain, quand il voulut retourner chez sa belle maîtresse pour raisonner avec elle sur la loi naturelle et la loi de convention, M. le bailli lui apprit avec une joie insultante qu’elle était dans un couvent. » Eh bien, dit-il, j’irai raisonner dans ce couvent. – Cela ne se peut » dit le bailli. Il lui expliqua fort au long ce que c’était qu’un couvent ou un convent ; que ce mot venait du latin conventus, qui signifie assemblée ; et le Huron ne pouvait comprendre pourquoi il ne pouvait pas être admis dans l’assemblée. Sitôt qu’il fut instruit que cette assemblée était une espèce de prison où l’on tenait les filles renfermées, chose horrible, inconnue chez les Hurons et chez les Anglais, il devint aussi furieux que le fut son patron Hercule lorsque Euryte, roi d’Oechalie, non moins cruel que l’abbé de Saint-Yves lui refusa la belle Iole sa fille, non moins belle que la soeur de l’abbé. Il voulait aller mettre le feu au couvent, enlever sa maîtresse ou se brûler avec elle. Mlle de Kerkabon, épouvantée, renonçait plus que jamais à toutes les espérances de voir son neveu sous-diacre, et disait en pleurant qu’il avait le diable au corps depuis qu’il était baptisé.
Au chapitre septième
L’Ingénu repousse les Anglais
LL’Ingénu, plongé dans une sombre et profonde mélancolie, se promena vers le bord de la mer, son fusil à deux coups sur l’épaule, son grand coutelas au côté, tirant de temps en temps sur quelques oiseaux, et souvent tenté de tirer sur lui-même ; mais il aimait encore la vie à cause de Mlle de Saint-Yves. Tantôt il maudissait son oncle, sa tante et toute la Basse-Bretagne, et son baptême ; tantôt il les bénissait puisqu’ils lui avaient fait connaître celle qu’il aimait. Il prenait sa résolution d’aller brûler le couvent, et il s’arrêtait tout court de peur de brûler sa maîtresse. Les flots de la Manche ne sont pas plus agités par les vents d’est et d’ouest que son coeur ne l’était par tant de mouvements contraires.
Il marchait à grands pas, sans savoir où, lorsqu’il entendit le son du tambour. Il vit de loin tout un peuple dont une moitié courait au rivage, et l’autre s’enfuyait.
Mille cris s’élevèrent de tous côtés ; la curiosité et le courage le précipitent à l’instant vers l’endroit d’où partaient ces clameurs ; il y vole en quatre bonds. Le commandant de la milice, qui avait soupé avec lui chez le prieur, le reconnut aussitôt ; il court à lui, les bras ouverts : » Ah ! c’est l’Ingénu, il combattra pour nous. » Et les milices qui mouraient de peur, se rassurèrent et crièrent aussi : » C’est l’Ingénu ! c’est l’Ingénu ! »
» Messieurs, dit-il, de quoi s’agit-il ? Pourquoi êtes-vous si effarés ? A-t-on mis vos maîtresses dans des couvents ? » Alors cent voix confuses s’écrient : » Ne voyez-vous pas les Anglais qui abordent ? – Eh bien, répliqua le Huron, ce sont de braves gens ; ils ne m’ont jamais proposé de me faire sous-diacre ; ils ne m’ont point enlevé ma maîtresse. »
Le commandant lui fit entendre que les Anglais venaient piller l’abbaye de la Montagne, boire le vin de son oncle, et peut-être enlever Mlle de Saint-Yves ; que le petit vaisseau sur lequel il avait abordé en Bretagne n’était venu que pour reconnaître la côte ; qu’ils faisaient des actes d’hostilité sans avoir déclaré la guerre au roi de France, et que la province était exposée. » Ah ! si cela est, ils violent la loi naturelle, laissez-moi faire ; j’ai demeuré longtemps parmi eux, je sais leur langue, je leur parlerai ;… »
Pendant cette conversation, l’escadre anglaise approchait ; voilà le Huron qui court vers elle, se jette dans un petit bateau, arrive, monte au vaisseau amiral, et demande s’il est vrai qu’ils viennent ravager le pays sans avoir déclaré la guerre honnêtement. L’amiral et tout son bord firent de grands éclats de rire, lui firent boire du punch, et le renvoyèrent.
L’Ingénu, piqué, ne songea plus qu’à se bien battre contre ses anciens amis pour ses compatriotes et pour M. le prieur. Les gentilshommes du voisinage accouraient de toutes parts : il se joint à eux ; on avait quelques canons, il les charge, il les pointe, il les tire l’un après l’autre. Les Anglais débarquent ; il court à eux ; il en tue trois de sa main, il blesse même l’amiral qui s’était moqué de lui. Sa valeur anime le courage de toute la milice ; les Anglais se rembarquent et tout la côte retentissait des cris de victoire : » Vive le roi ! vive l’Ingénu ! » Chacun l’embrassait, chacun s’empressait d’étancher le sang de quelques blessures légères qu’il avait reçues. » Ah ! disait-il, si Mlle de Saint-Yves était là, elle me mettrait une compresse. »
Le bailli, qui s’était caché dans sa cave pendant le combat, vint lui faire compliment comme les autres. Mais il fut bien surpris quand il entendit Hercule l’Ingénu dire à une douzaine de jeunes gens de bonne volonté, dont il était entouré : » Mes amis, ce n’est rien d’avoir délivré l’abbaye de la Montagne ; il faut délivrer une fille. » Toute cette bouillante jeunesse prit feu à ces seules paroles. On le suivait déjà en foule, on courait au couvent. Si le bailli n’avait pas sur-le-champ averti le commandant, si on n’avait pas couru après la troupe joyeuse, c’en était fait. On ramena l’Ingénu chez son oncle et sa tante, qui le baignèrent de larmes de tendresse.
» Je vois bien que vous ne serez jamais ni sous-diacre, ni prieur, lui dit l’oncle ; vous serez un officier encore plus brave que mon frère le capitaine, et probablement aussi gueux. « …
L’Ingénu, dans le combat, avait ramassé une grosse bourse remplie de guinées, que probablement l’amiral avait laissée tomber. Il ne douta pas qu’avec cette bourse il ne pût acheter toute la Basse-Bretagne, et surtout faire Mlle de Saint-Yves grande dame. Chacun l’exhorta de faire le voyage de Versailles pour y recevoir le prix de ses services. Le commandant, les principaux officiers, le comblèrent de certificats. L’oncle et la tante approuvèrent le voyage du neveu… L’Ingénu disait en lui-même : » Quand je verrai le roi, je lui demanderai Mlle de Saint-Yves en mariage, et certainement il ne me refusera pas. « …
Au chapitre huitième
L’Ingénu va en cour. Il soupe en chemin avec des huguenots.
L’Ingénu prit le chemin de Saumur par le coche, parce qu’il n’y avait point alors d’autre commodité. Quand il fut à Saumur, il s’étonna de trouver la ville presque déserte, et de voir plusieurs familles qui déménageaient. On lui dit que, six ans auparavant, Saumur contenaient plus de quinze mille âmes, et qu’à présent il n’y en avait pas six mille. Il ne manqua pas d’en parler à souper dans son hôtellerie. Plusieurs protestants étaient à table ; les uns se plaignaient amèrement, d’autres frémissaient de colère, d’autres disaient en pleurant : Nos dulcia linquimus arva, nos patrium fugimus. L’Ingénu qui ne savait pas le latin, se fit expliquer ces paroles, qui signifient : Nous abandonnons nos douces campagnes, nous fuyons notre patrie.
« Et pourquoi fuyez-vous votre patrie, Messieurs ? – C’est qu’on veut que nous reconnaissions le pape. – Et pourquoi ne le reconnaîtriez-vous pas ? Vous n’avez donc point de marraines que vous vouliez épouser ? car on m’a dit que c’était lui qui en donnait la permission. – Ah ! Monsieur, ce pape dit qu’il est le maître du domaine des rois ! Mais, Messieurs, de quelle profession êtes-vous ? – Monsieur, nous sommes pour la plupart des drapiers et des fabricants. – Si votre pape dit qu’il est le maître de vos draps et de vos fabriques, vous faites très bien de ne pas le reconnaître ; mais pour les rois, c’est leur affaire : de quoi vous mêlez-vous ? »
Alors un petit homme noir prit la parole, et exposa très savamment les griefs de la compagnie. Il parla de la révocation de l’édit de Nantes avec tant d’énergie, il déplora d’une manière si pathétique le sort de cinquante mille familles fugitives et de cinquante mille autres converties par les dragons, que l’Ingénu à son tour versa des larmes … » Un tel désastre est d’autant plus étonnant que le pape régnant, à qui Louis XIV sacrifie une partie de son peuple, est son ennemi déclaré. Ils ont encore tous deux depuis neuf ans, une querelle violente. Elle a été poussée si loin que la France a espéré enfin de voir briser le joug qui la soumet depuis tant de siècles à cet étranger, et surtout de ne plus lui donner d’argent, ce qui est le premier mobile des affaires de ce monde. » (…)
L’ingénu, attendri de plus en plus, demanda quels étaient les Français qui trompaient ainsi un monarque si cher aux Hurons. » Ce sont les jésuites, lui répondit-on ; c’est surtout le père de La Chaise, confesseur de Sa Majesté. Il faut espérer que Dieu les en punira un jour, et qu’ils seront chassés comme ils nous chassent. Y a-t-il un malheur égal aux nôtres ? Mons de Louvois nous envoie de tous côtés des jésuites et des dragons.
– Oh bien ! Messieurs, répliqua l’Ingénu, qui ne pouvait plus se contenir. Je vais à Versailles recevoir la récompense due à mes services ; je parlerai à ce mons de Louvois : on m’a dit que c’est lui qui fait la guerre, de son cabinet. Je verrai le roi, je lui ferai connaître la vérité ; il est impossible qu’on ne se rende pas à cette vérité quand on la sent. Je reviendrai bientôt pour épouser Mlle de Saint-Yves, et je vous prie à la noce. » Ces bonnes gens le prirent alors pour un grand seigneur qui voyageait incognito par le coche. Quelques- uns le prirent pour le fou du roi.
Il y avait à table un jésuite déguisé qui servait d’espion au révérend père de La Chaise. Il lui rendait compte de tout, et le père de La Chaise en instruisait mons de Louvois. L’espion écrivit. L’Ingénu et la lettre arrivèrent presque en même remps à Versailles.
Au chapitre neuvième
Arrivée de l’Ingénu à Versailles. Sa réception à la cour.
L’Ingénu débarque en pot de chambre* dans la cour des cuisines. Il demande aux porteurs de chaise à quelle heure on peut voir le roi. Les porteurs lui rient au nez, tout comme avait fait fait l’amiral anglais. Il les traîna de même, il les battit ; ils voulurent le lui rendre, et la scène allait être sanglante s’il n’eût passé un garde du corps, gentilhomme breton qui écarta la canaille. » Monsieur, lui dit le voyageur, vous me paraissez un brave homme ; je suis le neveu de M. le prieur de Notre-Dame de la Montagne ; j’ai tué des Anglais, je viens parler au roi : je vous prie de me mener dans sa chambre. « Le garde, ravi de trouver un brave de sa province, qui ne paraissait pas au fait des usages de la cour, lui apprit qu’on ne parlait pas ainsi au roi, et qu’il fallait être présenté par monseigneur de Louvois. » Eh bien, menez-moi chez ce monseigneur de Louvois, qui sans doute me conduira vers Sa Majesté. – Il est encore plus difficile, répliqua le garde, de parler à monseigneur de Louvois qu’à Sa Majesté. Mais je vais vous conduire chez M. Alexandre, le premier commis de la guerre : c’est comme si vous parliez au ministre. » Ils vont donc chez ce M. Alexandre, premier commis, et ils ne purent être introduits ; il était en affaire avec une dame de la cour, et il y avait ordre de ne laisser entrer personne. » Eh bien, dit le garde, il n’y a rien de perdu ; allons chez le premier commis de M. Alexandre : c’est comme si vous parliez à M. Alexandre lui-même. »
Le Huron, tout étonné, le suit ……………………….
Enfin le patron parut. » Monsieur, lui dit l’Ingénu, si j’avais attendu pour repousser les Anglais aussi longtemps que vous m’avez fait attendre mon audience, ils ravageraient actuellement la Basse-Bretagne tout à leur aise. » Ces paroles frappèrent le commis. Il dit enfin au Breton : » Que demandez-vous ? – Récompense, dit l’autre ; voici les titres. » Il lui étala tous ses certificats. Le commis lut, et lui dit que probablement on lui accorderait la permission d’acheter une lieutenance. » Moi ! que je donne de l’argent pour avoir repoussé les Anglais ? que je paie le droit de me faire tuer pour vous, pendant que vous donnez ici vos audiences tranquillement ? Je crois que vous voulez rire. Je veux une compagnie de cavalerie pour rien. Je veux que le roi fasse sortir Mlle de Saint-Yves du couvent, et qu’il me la donne par mariage. Je veux parler au roi en faveur de cinquante mille familles que je prétends lui rendre. En un mot, je veux être utile : qu’on m’emploie et qu’on m’avance……….
Le commis conclut … qu’il n’avait pas la tête bien saine, et n’y fit pas grande attention.
Ce même jour, le révérend père La Chaise, confesseur de Louis XIV, avait reçu la lettre de son espion, qui accusait le Breton Kerkabon de favoriser dans son coeur les Huguenots, et de condamner les Jésuites. M. de Louvois, de son côté, reçut une lettre de l’interrogant bailli, qui dépeignait l’Ingénu comme un garnement qui voulait brûler les couvents et enlever les filles.
L’ingénu, après s’être promené dans les jardins de Versailles, où il s’ennuya, après avoir soupé en Huron et en Bas-Breton, s’était couché dans la douce espérance de voir le roi le lendemain, d’obtenir Mlle de Saint-Yves en mariage, d’avoir au moins une compagnie de cavalerie, et de faire cesser la persécution contre les Huguenots. Il se berçait de ces flatteuses idées, quand la maréchaussée entra dans sa chambre. Elle se saisit d’abord de son fusil à deux coups et de son grand sabre.
On fit un inventaire de son argent comptant, et on le mena dans le château que fit construire le roi Charles V, fils de Jean II, auprès de la rue Saint-Antoine, à la porte des Tournelles…………. » Voilà donc, disait-il, ce que l’on gagne à chasser les Anglais de Basse-Bretagne ! Que dirais-tu, belle Saint-Yves, si tu me voyais dans cet état ? »
On arrive enfin au gîte qui lui était destiné. On le porte en silence dans la chambre où il devait être enfermé… Cette chambre était déjà occupé par un vieux solitaire de Port-Royal, nommé Gordon, qui s’y languissait depuis deux ans… et sur- le -champ on referma les énormes verrous de la porte épaisse, revêtue de larges barres. Les deux captifs restèrent séparés de l’univers entier.
* voiture de Paris à Versailles, laquelle ressemble à un petit tombereau ouvert