La jeune Parque

   7 avril 2011 / 1er novembre 2015

 6 septembre 2016 :  en gris, lire l’ajout de nouveaux extraits.
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Paul VALÉRY
À  André  Gide

Depuis des années
j’avais laissé l’art des vers ;
essayant de m’y astreindre encore,
j’ai fait cet exercice
que je te dédie
      1917
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« Le Ciel a-t-il formé cet amas de merveilles
     Pour la demeure d’un serpent ? »  Pierre Corneille

LA   JEUNE   PARQUE

 Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure
Seule avec diamants extrêmes ?… Mais qui pleure,
Si proche de moi-même au moment de pleurer ?

Cette main, sur mes traits qu’elle rêve effleurer,
Distraitement docile à quelque fin profonde,
Attend de ma faiblesse une larme qui fonde,
Et que de mes destins lentement divisé,
Le plus pur en silence éclaire un cœur brisé.
La houle me murmure une ombre de reproche,
Ou retire ici-bas, dans ses gorges de roche,
Comme chose déçue et bue amèrement,
Une rumeur de plainte et de resserrement…
Que fais-tu, hérissée, et cette main glacée,
Et quel frémissement d’une feuille effacée
Persiste parmi vous, îles de mon sein nu ?…
Je scintille, liée à ce ciel inconnu…
L’immense grappe scintille à ma soif de désastres.

Tout-puissants étrangers, inévitables astres
Qui daignez faire luire au lointain temporel
Je ne sais quoi de pur et de surnaturel ;
Vous qui dans les mortels plongez jusques aux larmes
Ces souverains éclats, ces invincibles armes,
Et les élancements de votre éternité,
Je suis seule avec vous, tremblante, ayant quitté
Ma couche ; et sur l’écueil mordu par la merveille,
J’interroge mon cœur quelle douleur l’éveille,
Quel crime par moi-même ou sur moi consommé ?…
… Ou si le mal me suit d’un songe refermé,
Quand (au velours du souffle envolé l’or des lampes)
J’ai de mes bras épais enveloppé mes tempes,
Et longtemps de mon âme attendu les éclairs ?
Toute ? Mais toute à moi, maîtresse de mes chairs,
Durcissant d’un frisson leur étrange étendue,
Et dans mes doux liens, à mon sang suspendue,
Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais
De regards en regards, mes profondes forêts.

J’y suivais un serpent qui venait de me mordre.

Quel repli de désirs, sa traîne !… Quel désordre
De trésors s’arrachant à mon avidité,
Et quelle sombre soif  de la limpidité !

Ô ruse !… À la lueur de la douleur laissée
Je me sentie connue encor plus que blessée…
Au plus traître de l’âme, une pointe me naît ;
Le poison, mon poison, m’éclaire et se connaît :
Il colore une vierge à soi-même enlacée,
Jalouse… Mais de qui, jalouse et menacée ?
Et quel silence parle à mon seul possesseur ?

Dieux ! Dans ma lourde plaie une secrète sœur
Brûle, qui se préfère à l’extrême attentive.
(….)

Mais je tremblais de perdre une douleur divine !
Je baisais sur ma main cette morsure fine,
Et je ne savais plus de mon antique corps
Insensible, qu’un feu qui brûlait sur mes bords :

Adieu, pensai-je, MOI, mortelle sœur, mensonge…

Harmonieuse MOI, différente d’un songe,
Femme flexible et ferme aux silences suivis
D’actes purs !… Front limpide, et par ondes ravis,
Si loin que le vent vague et velu les achève,
Longs brins légers qu’au large un vol mêle et soulève,
Dites !… J’étais l’égale et l’épouse du jour,
Seul support souriant que je formais d’amour
À la toute-puissante altitude adorée…

Quel éclat sur mes cils aveuglement dorée,
ô paupières qu’opprime une nuit de trésor,
Je priais à tâtons dans vos ténèbres d’or !
Poreuse à l’éternel qui me semblait m’enclore,
Je m’offrais dans mon fruit de velours qu’il dévore :
Rien ne me murmurait qu’un désir de mourir
Dans cette blonde pulpe au soleil pût mûrir :
Mon amère saveur ne m’était point venue
Je ne sacrifiais que mon épaule nue
À la lumière ; et sur cette gorge de miel,
Dont la tendre naissance accomplissait le ciel,
Se venait assoupir la figure du monde.

(……………………..……)
Mystérieuse MOI, pourtant tu vis encore !
Tu vas te reconnaître au lever de l’aurore
Amèrement la même…
Un miroir de la mer
Se lève… Et sur la lèvre, un sourire d’hier
Qu’annonce avec ennui l’effacement des signes,
Glace dans l’orient déjà les pâles lignes
De lumière et de pierre, et la pleine prison
Où flottera l’anneau de l’unique horizon…
Regarde : un bras très pur est vu, qui se dénude,
Je te revois, mon bras… Tu portes l’aube…

O rude
Réveil d’une victime inachevée… et seuil
Si doux…si clair, que flatte, affleurement d’écueil,
L’onde basse, et que lave une houle amortie !…
L’ombre qui m’abandonne, impérissable hostie,
Me découvre vermeille à de nouveaux désirs,
Sur le terrible autel de tous mes souvenirs.

Là, l’écume s’efforce à se faire visible ;
Et là, titubera sur la barque sensible
A chaque épaule d’onde, un pêcheur éternel.
Tout va donc accomplir son acte solennel
De toujours reparaître incomparable et chaste,
Et de restituer la tombe enthousiaste
Au gracieux éclat du rire universel.

(…)

 [  fin]  

Je n’ai fait que bercer de lamentations
Tes flancs chargés de jour et de créations !
Quoi ! mes yeux froidement que tant d’azur égare
Regardent là périr l’étoile fine et rare
Et ce jeune soleil de mes étonnements
Me paraît d’une aïeule éclairer les tourments,
Tant sa flamme aux remords ravit leur existence,
Et compose d’aurore une chère substance
Qui se formait déjà substance d’un tombeau !…
O, sur toute la mer, sur mes pieds, qu’il est beau !
Tu viens… Je suis toujours celle que tu respires,
Mon voile évaporé me fuit vers tes empires…

… Alors, n’ai-je formé, vains adieux si je vis,
Que songes ?… Si je viens, en vêtements ravis,
Sur ce bord, sans horreur, humer la haute écume,
Boire des yeux l’immense et riante amertume,
L’être contre le vent, dans le plus vif de l’air,
Recevant au visage un appel de la mer ;
Si l’âme intense souffle, et renfle furibonde
L’onde abrupte sur l’onde abattue, et si l’onde
Au cap tonne, immolant un monstre de candeur,
Et vient des hautes mers vomir la profondeur
Sur ce roc, d’où jaillit jusque vers mes pensées
Un éblouissement d’étincelles glacées,
Et sur toute ma peau que morde l’âpre éveil,
Alors, malgré moi-même, il le faut, ô Soleil,
Que j’adore mon cœur où tu te viens connaître,
Doux et puissant retour du désir de naître
Feu vers qui se soulève une vierge de sang
Sous les espèces d’or d’un sein  reconnaissant.

                                     Paul VALÉRY

(Extraits)
  Poésies – Gallimard.
NB
 LA  JEUNE  PARQUE  est un poème de 512 vers, « cent fois plus difficile à lire qu’il n’eût convenu »… Figurez-vous, dit-il, que l’on s’éveille au milieu de la nuit, et que toute la vie se revive et se parle à soi-même … »
Dans la mythologie grecque, les trois Parques symbolisent notre destin.  Clotho, la plus jeune tisse les jours de notre vie, tandis que Lachésis en dévide le fil et Atropos le tranche. 
La jeune Parque pourrait-elle être une figure symbolique de l’adolescence lorsque l’on s’éveille à la conscience de soi-même ?


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