Ecoutez-moi. J’ai vécu ; j’ai songé.

 Cueillir le fruit de chaque jour… et  mûrir !   chaque jour s’écrit l’histoire …

C’est ce que répond Victor Hugo -quadragénaire- en 1846, à la lettre que lui a adressée Charles-Louis de Coriolis, marquis d’Espinouse :   » Depuis ces beaux jours de votre adolescence monarchique, qu’avez-vous fait ? où allez-vous ? »
 I- Marquis, je m’en souviens, vous veniez chez ma mère (…) II-III…)

IV

 » Écoutez-moi. J’ai vécu ; j’ai songé.
La vie en larmes m’a doucement corrigé. (…)
La pensée est le droit sévère de la vie. (…)
J’ai pensé. J’ai rêvé près des flots, dans les herbes,
Et les premiers courroux de mes odes imberbes
Sont d’eux-mêmes en marchant tombés derrière moi.
La nature devint ma joie et mon effroi ;
Oui, dans le même temps où vous faussiez ma lyre,
Marquis, je m’échappais et j’apprenais à lire
Dans cet hiéroglyphe énorme : l’univers.
Oui, j’allais feuilleter les champs tout grands ouverts.

La nature est un drame avec des personnages ;
J’y vivais ; j’écoutais, comme des témoignages,
L’oiseau, le lis, l’eau vive et la nuit qui tombait.
Puis je me suis penché sur l’homme, autre alphabet.

Le mal m’est apparu, puissant, joyeux, robuste,
Triomphant ; je n’avais qu’une soif : être juste ; (…)
On avait eu bien soin de me cacher l’histoire ;
J’ai lu ; j’ai comparé l’aube avec la nuit noire,
Et les quatrevingt-treize aux Saint-Barthélémy ;
Car ce quatrevingt-treize où vous avez frémi,
Qui dut être, et que rien ne peut plus faire éclore,
C’est la lueur de sang qui se mêle à l’aurore.
Les Révolutions, qui viennent tout venger,
Font un bien éternel dans leur mal passager.
Les Révolutions ne sont que la formule
De l’horreur qui pendant vingt règnes s’accumule.

V
Ce sont les rois qui font les gouffres; mais la main
Qui sema ne veut pas accepter la récolte ;
Le fer dit que le sang qui jaillit se révolte.

Voilà ce m’apprit l’histoire. Oui, c’est cruel,
Ma raison a tué mon royalisme en duel.
Me voici jacobin. Que veut-on que j’y fasse ?
Le revers du louis dont vous aimez la face,
M’a fait peur. En allant librement devant moi,
En marchant, je le sais, j’afflige votre foi,
Votre religion, votre cause éternelle,
Vos dogmes, vos aïeux, vos dieux, votre flanelle,
Et dans vos bons vieux os, faits d’immobilité,
Le rhumatisme antique appelé royauté.
Je n’y peux rien. Malgré menins et majordomes
Je ne crois plus aux rois propriétaires d’hommes ;
N’y croyant plus, je fais mon devoir, je le dis.
Marc-Aurèle écrivait : « Je me trompai jadis ;
 » Mais je ne laisse pas, allant au juste, au sage,
 » Mes erreurs d’autrefois me barrer le passage. »
Je ne suis qu’un atome, et je fais comme lui ;
Marquis, depuis vingt ans, je n’ai, comme aujourd’hui,
Qu’une idée en l’esprit : servir la cause humaine ».

(…)

Œuvres complètes de V. Hugo – sous la direction de J. Massin- Club français du livre Tome IX p.249.

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