Il y a 130 ans, le 19 mai 1885, Victor Hugo écrivait la dernière ligne

19 mai 2015

Le mardi 19 mai 1885, Victor Hugo quoique très affaibli depuis quelques jours, par une congestion pulmonaire, eut encore la force  d’écrire  une dernière ligne : « Aimer, c’est agir. »*
Et nous avons à la toute fin de sa vie, comme témoignage de l’affection qu’il portait à ses petits-enfants, alors adolescents, Georges (17 ans) et Jeanne (16 ans), le récit émouvant de Georges. **  :
« – Mes enfants, mes bien-aimés ! Il sortit de sous le drap sa main déjà toute maigre ; son vieil anneau d’or brillait à son doigt sur sa peau mate. Il nous fit un signe imperceptible, et quand nous fûmes agenouillés : – Tout près de moi… plus près encore… Il nous baisa d’un lent baiser avec des larmes aux lèvres.
Ses yeux nous riaient sous son beau front tranquille.
Le grand soleil de mai entrait par la fenêtre ouverte : il se blottit dans ses couvertures comme s’il eût eu très froid. Sa voix devint plus câline que jamais, et plus tendre.

– Soyez heureux… pensez à moi… aimez-moi… Ses yeux souriaient toujours. Encore une faible étreinte de ses mains lisses qui tremblent, un baiser de sa bouche brûlante.
– Mes chers petits ! Et le dernier regard de Papapa fut sa dernière bonté.  »
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Victor Hugo mourut le vendredi 22 mai 1885.  Ses funérailles nationales eurent lieu pendant deux jours :
Le 31 mai, tout un peuple défila et veilla devant le catafalque dressé sous l’Arc de triomphe et le cercueil, « surélevé de douze marches (…). À la base un grand médaillon de la République »…
et le 1er juin 1885, le cortège  suivant « le corbillard des pauvres, le corbillard demandé par le poète dans son testament … avec  pour tout ornement, deux petites couronnes de roses blanches apportées par Georges et Jeanne« , rejoignit le Panthéon en passant par les Champs-Élysées, les boulevards St-Germain et St-Michel et la rue Soufflot.  ***

  Autin, Capelle. Victor Hugo et son petit-fils Georges Hugo, dernière photographie prise en 1885. Paris, Maison de Victor Hugo.
Victor Hugo et son petit-fils Georges Hugo, dernière photographie prise en 1885.
Autin,Capelle. Paris, Maison de Victor Hugo.

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*  p. 1079 Tome XV-XVI/2  1870-1885 /Victor Hugo Œuvres complètes Édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin
**  p. 939 id. Georges Hugo Mon grand-père / « Nous l’appelions Papapa… La légende veut, – il nous entourait de légendes !-  qu’un matin d’autrefois à Hauteville-House (…) petit Georges entrât et dit : – Bonjour, Papapa !… » 
Florence janvier 1902
*** pp. 953-960 ib.
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Ouvrons L’Art d’être grand-père  (première édition 1877)
Dans la tourmente de l’exil à Guernesey  Jeanne fait son entrée Hauteville-House,
5 juillet 1870  
(Bibliothèque nationale de France /édition numérique)
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Quinze ans plus tôt, le 5 septembre 1870 -(la République avait été proclamée le 4 septembre et les Prussiens victorieux marchaient sur Paris)- Victor Hugo -(exilé depuis dix-neuf ans)- arrivait à Paris par le train de Bruxelles à dix heures du soir. Il s’adressa ainsi à la foule qui l’attendait à la gare du Nord :

Les paroles me manquent pour dire à quel point m’émeut l’inexprimable accueil que me fait le généreux peuple de Paris.
Citoyens, j’avais dit : le jour où la République rentrera, je rentrerai. Me voici.
Deux grandes choses m’appellent. La  première, la République. La seconde, le danger.
Je viens ici faire mon devoir.
Quel est mon devoir ?
C’est le vôtre, c’est celui de tous.
Défendre Paris, garder Paris.
Sauver Paris, c’est plus que sauver la France, c’est sauver le monde.
Paris est le centre même de l’humanité. Paris est la ville sacrée.
Qui attaque Paris attaque en masse tout le genre humain.
Paris est la capitale de la civilisation qui n’est ni un royaume, ni un empire, et qui est le genre humain tout entier dans son passé et dans son avenir. Et savez-vous pourquoi Paris est la ville de la civilisation ?
C’est parce que Paris est la ville de la révolution.
Qu’une telle ville, qu’un tel foyer de lumière, qu’un tel centre des esprits, des cœurs et des âmes, qu’un tel cerveau de la pensée universelle puisse être violé, brisé, pris d’assaut, par qui ? par une invasion sauvage ? cela ne se peut. Cela ne sera pas. Jamais, jamais, jamais !
Citoyens, Paris triomphera parce qu’il représente l’idée humaine et parce qu’il représente l’instinct populaire.
L’instinct du peuple est toujours d’accord avec l’idéal de la civilisation.
Paris triomphera, mais à une seule condition, c’est que vous, moi, nous tous qui sommes ici, nous ne serons qu’une seule âme ; c’est que nous ne serons qu’un seul soldat et un seul citoyen, un seul citoyen pour aimer Paris, un seul soldat pour le défendre.
À cette condition, d’une part la République une, d’autre part le peuple unanime, Paris triomphera.
Quant à moi, je vous remercie de vos acclamations, mais je les rapporte toutes à cette grande angoisse qui remue toutes les entrailles, la patrie en danger.
Je ne vous demande qu’une chose, l’union !
Par l’union, vous vaincrez.
Étouffez toutes les haines, éloignez tous les ressentiments, soyez unis, vous serez invincibles.
Serrons-nous tous autour de la République en face de l’invasion, et soyons frères. Nous vaincrons.
C’est par la fraternité qu’on sauve la liberté.

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Qui réduit la Langue française au « slam » et au « crash » ?

note du 2 avril 2015  (re)mise en avant le 30 septembre 2016

après avoir lu sur le site Le Figaro.fr :
« En direct / tiens d’habitude c’est live !/
–  Rosetta doit se crasher à 12h38 sur la surface de la comète 67P  »
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♠ Ou comment ne plus avoir le mot en français sur le bout de la langue
Tout d’abord, il  y avait eu la première semaine, dite  «La Semaine de la Langue française et de la Francophonie » du 14 mars au 22 mars 2015.

Annoncée par la note de service du ministère de l’Éducation nationale n°2014-117 du 9 septembre 2014 qui  informait le monde enseignant des buts de cette semaine,  organisée autour du 20 mars 2015,  journée internationale de la francophonie.

Pour Mme Vallaud-Belkacem, nul doute que ladite semaine  devait « stimuler l’appropriation de la langue française » et qu’avec les dix mots de l’opération nationale (sic) « dis-moi dix mots », à savoir  « amalgame, bravo, cibler, grigri, inuit, kermesse, kitsch, sérendipité, wiki, et zénitude » les enseignants auraient  «  les outils de sensibilisation à la langue française « !

Il faut commencer par le mot sensibilisation  de la ministre. Avant son utilisation massive  par l’administration pour  en faire – par contresens – un mot gentil  donc magique, le mot en médecine signifie « déclencher une manifestation pathologique dans l’organisme ». L’administration kitsch de la ministre présuppose que l’apprentissage de la langue française serait synonyme de déplaisir ou de malaise !  Depuis des décennies, on pense (sic) rue de Grenelle que ni les enseignants ni les enfants ne savent plus faire l’effort d’enseigner ou d’apprendre,  alors on dit qu’il faut juste les sensibiliser  avec des mots  dont le choix saugrenu constitue un amalgame peu évocateur de la beauté de la langue française – les mauvaises langues diront que le français est le dernier souci de la ministre et de son cabinet.

En effet, dites-moi comment – aller chercher  wiki ( vite en Hawaïen) un grigri chez les Inuits ou cibler la sérendipité dans la zénitude pour qu’à la kermesse, devant l’amalgame un peu kitsch, on crie bravo , pourrait donner le goût et l’envie de s’exprimer en français ?
Mais la ministre persiste  dans sa sensibilisation avec  « des projets artistiques et littéraires développés dans le cadre de l’opération  »dix mots » en donnant comme exemple  le «slam»  (mot inconnu à la Délégation générale à la langue française) permettant à chacun de s’exprimer librement autour des dix mots susdits, à l’occasion de tournois ou de scènes ouvertes. »

On aura compris que la belle expression  improvisation poétique* n’était pas dans le vocabulaire de la ministre ! Elle lui préfère pour ladite semaine  le mot anglais slam qui signifie tout en délicatesse claquement ; c’est aussi la seconde syllabe de i-slam,  ce qui n’est pas non plus une explication pour nommer un projet poétique. Ainsi, rue de Grenelle, la paresse francophone le dispute à la négligence, voire à l’absurdité.

Enfin, si nous approchions la loupe

du mot sérendipité, c’est la copie francisée de serendipity qui signifie  un hasard heureux , une découverte fortuite, si bien que nos cousins québécois l’ont traduit fort intelligemment par fortuité  (joli mot utilisé entre autres par Beaumarchais) ; reste à savoir si Mme la ministre et son cabinet connaissent le sens du mot fortuit ?

et du mot zénitudeEn voilà un mot bien franchouillard issu de la beaufitude ou de la bobofitude ; on croirait entendre Mme Ségolème Royal, candidate à la Présidence de la République en 2007, dire sa « bravitude » sur la Grande Muraille de Chine ! Ce mot composé de zen défiguré par le suffixe tude est  aussi laid qu’ inutile puisque l’on a depuis longtemps comme outil de langage et de pensée dans la langue française,  le merveilleux mot   sérénité !

♠♠ Et puis il y eut la seconde semaine à partir de la catastrophe aérienne du 24 mars 2015.

Là, on a bien compris que l’unique «Journée de la langue française dans les médias audiovisuels du 16 mars 2015 »  était définitivement oubliée par les journalistes et autres chroniqueurs qui allaient crachouiller, crachoter, postillonner,  bref, nous cracher dans les oreilles, à chaque bulletin d’information, le mot crash  dont l’équivalent français bien connu est écrasement .
Des centaines de fois, on aura entendu et lu ce mot crash qui finissait par donner envie de vomir tellement ceux qui le prononcent montraient leur arrogance, leur indifférence et leur muflerie devant l’événement tragique. Je n’insiste pas sur l’expression vulgaire que tous claironnaient fièrement : l’avion s’est crashé (alors que cette expression est formellement proscrite par la Délégation générale à la langue française). Là encore, il fallait retrouver nos cousins québécois pour lire et entendre écrasement ou l’avion s’est écrasé **- les mots simples  en français.

Ce mois de mars 2015 aura vu l’écrasement de l’A320 et ses 150 morts dans les Alpes françaises mais aussi l’écrasement délibéré de l’usage de la langue française nivelée par le bas par la volonté des ministères de l’Éducation nationale et de la Culture et du CSA et des médias publics et privés.

Après le claquement du «slam», l’écrasement du «crash» !
Deux femmes à l’Éducation et à la Culture ne font pas forcément le Printemps de la Langue française.
Leur « sensibilisation » nous fait  mal  !  À l’aide !

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* mais qui pourrait encore dire qu’avec « le slam » , il serait question de poésie ? Re(lire) la note sur le gagnant d’un concours de « Arte WebSlam »  !

** Ainsi on pouvait lire sur francetvinfo.fr/faits-divers/crash-d-un-a320 / Retrouvez ici l’intégralité de notre live #CRASH  /   à prononcer en français « anglaisé ridicule » sans état d’âme : notre live hashtag crash en crachant une dent !
Comme c’est original ! Succès garanti !

Alors que sur  tvanouvelles.ca/  on lisait :
Écrasement A320 Une boîte noire retrouvée / Écrasement en France L’appareil avait subi une grande révision à l’été 2013 /Écrasement d’un Airbus A320. En état de choc, Haltern pleure ses 16 étudiants /Écrasement A320. Les proches de victimes en larmes à Barcelone /Écrasement d’un Airbus. Germanwings est bien notée pour la sécurité/Écrasement d’avion en France. Les recherches s’annoncent difficiles/ Alpes françaises 150 morts dans l’écrasement d’un Airbus A320 / etc.
idem sur  ici.radio-canada.ca/nouvelles
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Apostille

J’écrivais déjà le 31.12.2012 « En guise de conclusion navrée, l’ambition culturelle du quinquennat de M. Hollande sera-t-elle de gaver la jeunesse de la culture vulgaire des ignorants de la langue française et autres haineux violents ?  … juste pour faire plaisir aux bourgeois [ précieux ridicules anglaisés] de Paris ? »

♠ Fin 2014,  M. Hollande marqua encore son attachement à la culture (avec un tout petit c) en offrant  un souper de gala, – à nos frais et chez nous, à l’Élysée-  à l’équipe du tournage d’une série télévisée dont faisaient partie Julie Gayet, sa favorite et Didier Morville alias Joey Starr, le violent qui nous donne dans ses «raps» ( en français scie – rabâchage – répétition – gargouillis refrain banal – vocifération – rengaine – couplet ressassé) des leçons de morale politique apprises (?) à la centrale de Fleury-Mérogis.
Rien de tel pour le PS qu’un passage en prison pour se refaire une virginité !  M. Morville , bientôt conseiller ou chef de cabinet de Mme Taubira ?
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Le « pichet » est-il un concept malin ?

 Sourions un peu avec le concept du « pitch », sorti des limbes anglaises par les médias français, pour dire « résumé ».

Et pour cela, ouvrons Le petit Bobu à la  traduction du mot pitch.

Aucune traduction des mots anglais pitcher/ to pitch/ a pitch  tirés du dictionnaire Harrap  ne devrait permettre un tel usage par les «intellectuels » des médias :

pitcher : cruche     emprunté sûrement au moyen âge au pichet français !

pitch : poix –  It is pitch-dark, il fait nuit noire – place habituelle d’un camelot – cr : terrain entre les guichets – hauteur d’un son. – degré de pente d’un toit.

To pitch : dresser (une tente). Lancer, jeter (au golf :  frapper la balle qui reste sur le green à l’endroit où elle est tombée.)  Hausser le ton de sa voix : to pitch one’s voice higher . Tomber sur la tête : to pitch on one’s head . (of ship) Tanguer. Se mettre à la besogne : pitch in. S’attaquer à : pitch into. Pitch-and-toss : Jeu de pile ou face.

Le plus proche phonétiquement en français serait le mignon pitchoun (enfant) hérité de notre langue d’oc et qui est un rayon de soleil dans tout ce pitch-dark.
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Mais  il fallait que la télévision française et non francophone récupère  le mot   !
France 3 qui prétend avoir gagné ses galons de télévision culturelle avec « Plus belle la vie » plombe les soirées familiales dans la délinquance banalisée, et, depuis un an, nous inflige Le Pitch (avec un i à l’envers, c’est plus chic).

Vous pouvez voir Le Pitch, et même le revoir, sur CULTURE BOX ,  le site de la culture de France Télévisions  !    Ce  CULTURE BOX ressemblerait plutôt à une boîte à bêtises, farces et attrape -nigauds en tous genres.

♦ Il faut savoir que Le Pitch est produit par la Direction Artistique de France 3 et l’agence Hub Id & Napoli.

♦ Voilà comment Hub nous présente son Pitch :

« Les films cinémas (sic) vus par ceux qui ne les ont pas vus. [On rit déjà !]
Le Pitch est le nouveau programme hebdomadaire de France 3 dédié au 7ème Art.
Vous aimez le cinéma (…) Alors Le Pitch est fait pour vous.
Le concept du programme : 3 téléspectateurs, 3 histoires, 3 films.
Le Pitch d’une durée de 4 minutes met en situation 3 téléspectateurs d’âges et de régions différentes filmés chez eux.
À partir du titre d’un film et d’un  Pitch d’une phrase, ils sont amenés à imaginer l’histoire du long métrage (…) »

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Après avoir vu une séquence, il m’a semblé que le mot le plus proche en anglais était pitcher : cruche qui donne au figuré, sot en français
On voudrait ridiculiser les téléspectateurs, leur faire dire autant de sottises et dégoûter à l’avance de voir les films, on ne ferait pas mieux.   C’était pitoyable.
On ne demandera pas combien, avec nos impôts et redevances, Hub et son agence sont rétribués pour un  concept aussi cruche !
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Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Victor Hugo        4 octobre 1847
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Les Contemplations  par VICTOR  HUGO    Tome II    Livre quatrième    XIV      Aujourd’hui
1843-1856    Deuxième édition Paris, 1856.  Leipzig, chez Wolfgang Gerhard. –  Impr. Schnauss

Manuscrit  et livre numérisés  par la BNF.  gallica.bnf.fr  (Bibliothèque nationale de France )
— Référence manuscrit : BNF, Manuscrits, NAF 13363, fol. 265. (Domaine public)
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Montboissier, juillet 1817

Livre troisième – chapitre 1 –  des  Mémoires d’Outre-Tombe * de  Chateaubriand

  « Depuis la dernière date de ces Mémoires, Vallée-aux-Loups, janvier 1814, jusqu’à la date d’aujourd’hui, Montboissier, juillet 1817, trois ans et six mois sont passés. Avez-vous entendu tomber l’Empire ? Non : rien n’a troublé le repos de ces lieux. L’Empire s’est abîmé pourtant ; l’immense ruine s’est écroulée dans ma vie, comme ces débris romains renversés dans le cours d’un ruisseau ignoré. Mais à qui ne les compte pas, peu importent les événements : quelques années échappées des mains de l’Éternel feront justice de tous ces bruits par un silence sans fin.
(…) J’ai vu de près les rois, et mes illusions politiques se sont évanouies, comme ces chimères plus douces dont je continue le récit (1). Disons d’abord ce qui me fait reprendre la plume : le cœur humain est le jouet de tout, et l’on ne saurait prévoir quelle circonstance frivole cause ses joies et ses douleurs. Montaigne l’a remarqué : « Il ne faut point de cause, dit-il, pour agiter notre âme : une resverie sans cause et sans subject la régente et l’agite. (2) »
Je suis maintenant à Montboissier, sur les confins de la Beauce et du Perche. Le château (3) de cette terre, appartenant à madame la comtesse de Colbert-Montboissier, a été vendu et démoli pendant la Révolution ; il ne reste que deux pavillons, séparés par une grille et formant autrefois le logement du concierge. Le parc, maintenant à l’anglaise, conserve des traces de son ancienne régularité française : des allées droites, des taillis encadrés par des charmilles, lui donnent un air sérieux ; il plaît comme une ruine.
Hier au soir je me promenais seul ; le ciel ressemblait à un ciel d’automne ; un vent froid soufflait par intervalles. À la percée d’un fourré, je m’arrêtai pour regarder le soleil : il s’enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d’Alluye (4), d’où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés.
Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. À l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j’oubliais les catastrophes dont je venais d’être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive. Quand je l’écoutais alors, j’étais triste de même qu’aujourd’hui ; mais cette première tristesse était celle qui naît d’un désir vague de bonheur, lorsqu’on est sans expérience ; la tristesse que j’éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l’oiseau dans les bois de Combourg m’entretenait d’une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n’ai plus rien à apprendre, j’ai marché plus vite qu’un autre, et j’ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m’entraînent ; je n’ai pas même la certitude de pouvoir achever ces Mémoires. Dans combien de lieux ai-je déjà commencé à les écrire, et dans quel lieu les finirai-je ?  Combien de temps me promènerai-je au bord des bois ?  Mettons à profit le peu d’instants qui me restent ; hâtons-nous de peindre ma jeunesse alors que j’y touche encore** : le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchanté, écrit son journal à la vue de la terre qui s’éloigne et qui va bientôt disparaître. »
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* GF Flammarion  ♦ Chronologie, présentation, notes, dossier et bibliographie  par Nicolas Perot
** Chateaubriand a 49 ans ; il est né le 4 septembre 1768 à Saint- Malo.

Notes
1)  Pendant toute la Restauration, Chateaubriand ambitionnera de jouer un rôle politique majeur. Première déconvenue : La Monarchie selon la Charte est saisie par la police et Chateaubriand est rayé de la listes des ministres d’État.
2)  Essais, III, 4.
3)  Les restes de ce château reconstruit en 1772 et détruit en 1795, sont encore dans l’état que décrit Châteaubriand. On les aperçoit depuis la nationale 20 entre Chartres et Bonneval. En 1805, Édouard de Colbert, héritier des Montboissier par sa femme, racheta la terre. Mme de Colbert-Montboissier était petite-fille de Malesherbes et, à ce titre, cousine par alliance de Chateaubriand. Chateaubriand et sa femme séjournèrent à Montboissier du 3 juillet au 2 août 1817.
4)  Alluyes, à trois kilomètres de Montboissier, sur le Loir, possède une imposante tour médiévale de 30 mètres de haut. La marquise d’Alluyes était la tante de Gabrielle d’Estrées, maîtresse d’ Henri IV.
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