TAHURE septembre 1915
La seconde offensive en Champagne
Depuis la fin de l’automne 1914, le long de l’immense front qui barrait la France des Flandres aux Vosges, l’armée allemande s’était enterrée de place en place, dans tout un réseau défensif et fortement armé de tranchées, de bastions, de fortins, de casemates.
En face des positions allemandes, les troupes françaises avaient à leur tour édifié des installations fortifiées et des réseaux de tranchées dans lesquelles elles s’étaient, elles aussi, installées. Et d’offensives en contre-offensives, les deux armées en présence s’infligeaient mutuellement des pertes humaines considérables sans modification notable de la ligne de front.
♣ Après six mois de cette guerre de position, Joffre avait affirmé que la rupture du front était possible, par des attaques puissantes, dans différentes régions et sur un très large front. Il avait décidé d’organiser deux offensives simultanées couvrant l’Artois et la Champagne. L’offensive en Champagne devait s’engager sur un front de 25 km, d’Auberive sur Suippe à Ville sur Tourbe, en direction de l’Aisne supérieure vers Vouziers et Sedan que Joffre envisageait de reconquérir. La date en fut fixée au 25 septembre 1915.
Au petit matin du 23 septembre 1915, après les vingt derniers kilomètres de marche et une nuit sans sommeil, Émile et le 205ème RI étaient arrivés à quelques kilomètres au sud des lignes allemandes. Ils allaient rester jusqu’au soir du 25 septembre au sud-est du village de Somme Tourbe, non loin des premières batteries de canons qui crachaient sans discontinuer leurs obus sur les positions allemandes.
La préparation d’artillerie avait commencé au matin du 22 septembre, et depuis plusieurs jours déjà, avant leur précédente étape de Coupéville, les fantassins du 205ème percevaient des détonations sourdes, des explosions lointaines. Mais depuis leur arrivée au campement de Somme Tourbe, c’était le tambourinement proche et continu de l’intense préparation d’artillerie qui devait anéantir les premières lignes allemandes, diminuer les résistances, disloquer les barbelés afin de faciliter l’avance des troupes d’assaut.
Faiblissant durant la nuit, les bombardements reprenaient avec intensité dès l’aube. Ce sont six cent mille obus de tous calibres qui allaient être tirés durant trois jours par la 2ème armée sur ce secteur du front.
Comment se reposer, tenter de dormir dans ce fracas, ces grondements lourds, ces violentes détonations avec au creux de l’estomac une angoisse mêlée d’excitation qui gagnait les soldats ? Il leur était presque impossible de trouver un endroit pour se recroqueviller dans leur toile de tente, leur seul abri. Il y avait des soldats partout et il en arrivait encore.
Ils s’inquiétaient de leur place dans le dispositif, de leur rôle précis, du jour et de l’heure de l’offensive, ignorant tout du plan de bataille. Les gradés, tout juste informés des conditions de leur participation à la seconde offensive en Champagne, n’en disaient pas beaucoup plus.
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Il y avait là près du quart de l’armée française. Ce sont 35 divisions, 150 régiments, soit près de 500 000 hommes qui se préparaient pour cette seconde bataille de Champagne. Fantassins, artilleurs, cavaliers, hommes du génie, de l’intendance, des services de santé, tous ces soldats massés sur les 25 kilomètres de l’offensive en Champagne étaient répartis en deux armées placées sous les ordres du général De Castelnau, la IIème et la IVème armée, commandées respectivement par les généraux Pétain et Langle de Cary.
Armée, corps d’armée, division, brigade, chacune de ces entités opérationnelles avait à sa tête un général mais ce sont les régiments qui constituaient l’ossature des armées.
Comptant deux bataillons de six compagnies soit environ trois mille hommes en tout, le 205ème Régiment d’Infanterie était commandé depuis mars 1915 par un officier aveyronnais de quarante neuf ans, le lieutenant-colonel De Turenne. Le 205ème RI était rattaché à la 53ème Division d’Infanterie commandée par le général Micheler.
Au centre du dispositif, l’état major de la IIème armée avait assigné comme objectif à la la 22ème Division d’Infanterie du général Bouyssou, le « secteur de Tahure ». La 22ème D.I. allait attaquer le premier jour avec, en réserve, la 53ème D.I du général Micheler qui prolongerait l’offensive le lendemain sur le même objectif.
Et certainement en prévision des lourdes pertes humaines attendues lors de l’attaque en direction de la Butte de Tahure, la 53ième D.I avait été renforcée en effectifs. Elle ne comptait pas quatre régiments comme pour chacune des autres divisions engagées dans la bataille, mais six. Avec le 205èmeR.I. dans lequel était incorporé Émile, on trouvait cinq autres régiments de réserve : les 236ème, 319ème, 224ème, 228ème et 329ème R.I.
◊ La Butte de TAHURE ◊
En route pour leur bivouac de Somme Tourbe, Émile et ses compagnons avaient beaucoup évoqué ces positions tenues par les Allemands, les fameuses Buttes imprenables dont ils entendaient parler depuis plusieurs semaines.
Ils s’attendaient à trouver un relief accentué, de hautes collines, un paysage montagneux et ils avaient découvert un vaste horizon étonnamment plat. De cette plaine qui s’étalait autour d’eux, ils découvraient à cinq ou six kilomètres plus au nord, un plateau surélevé d’une centaine de mètres et d’où émergeaient à peine quelques tertres enfumés.
Adossées aux villages dont elles portaient le nom, les Buttes avaient conservé leurs identités sur les cartes d’état major aux cotés de quelques fermes isolées et de deux ou trois petits rus locaux comme la Dormoise, la Tourbe ou la Goutte. Mais hormis ces exceptions, toute la toponymie coutumière des lieux avait été remplacée au profit de noms plus évocateurs pour un militaire : la Savate, la Brosse à Dent, le Poignard, la Galoche, les Mamelles ou encore la « Main » de Massiges avec ses «doigts».
Les massifs boisés eux-mêmes avaient été rebaptisés selon leur forme ou leur couleur. On trouvait ainsi sur les cartes d’état major un Bois Jaune – Brûlé, des bois Bistre, Carré, Tordu, en Trapèze ou en Accent Circonflexe. D’autres portaient des noms de la flore ou de la faune locale : le Bois des Mûres, des Chouettes, des Ecureuils ou encore le Bois des Taupe, du Paon ou des Gerboises.
A l’automne 1914 déjà, puis au printemps de 1915, une succession de vaines offensives avaient été conduites en direction du village et de la Butte de Tahure, au prix de très lourdes pertes, mais sans aucune avancée significative des troupes françaises.
Depuis mars 1915, le front n’avait pas bougé et le village de Tahure, endommagé mais pas encore anéanti était toujours occupé par l’armée allemande.
Les Allemands qui s’étaient installés un an plus tôt occupaient judicieusement des crêtes saillantes des Buttes de Tahure, de Souain, du Mesnil, abandonnant aux Français l’offensive dans la plaine et la boue. A partir de ces positions défensives et lourdement fortifiées, ils entendaient contrôler la plaine qui s’étendait au sud, vers Chalons en Champagne et, sur leurs flancs, une zone allant de Reims à Sainte Menehould.
25 septembre 1915 : 9 heures 15
Le 22 septembre, l’artillerie était entrée en action pour diminuer les résistances ennemies des premières lignes, exploser les barrages, disperser les barbelés.
Le lendemain, un ordre du jour de Joffre, lu dans les cantonnements avait enjoint aux soldats «…d’y aller à plein cœur pour la délivrance de la Patrie et pour le triomphe du Droit et de la Liberté…. Votre élan sera irrésistible, il vous portera d’un premier effort jusqu’aux batteries de l’adversaire, au-delà des lignes fortifiées qu’il vous oppose. Vous ne lui laisserez ni trêve, ni repos, jusqu’à l’achèvement de la victoire. »
Au soir du 24 septembre, compliquant encore la tâche des poilus, la pluie s’était invitée à la veillée d’armes et elle ne cessera de tomber durant les jours suivants.
Le 25 septembre à 9 h 15 l’ordre est donné à l’infanterie d’attaquer baïonnette au canon.
Cent vingt mille hommes bondissent des tranchées, des parallèles de départ, des positions d’assaut et s’élancent en criant en direction des lignes allemandes au long des vingt cinq kilomètres de l’offensive. Pour se signaler à l’artillerie française et lui permettre d’ajuster ses tirs de barrage, les fantassins portent un carré de toile blanche épinglé sur leurs sacs ou au dos de leur capote.
La première vague d’assaut sur Tahure est composée des 62ème, 116ème, 19ème et 118ème Régiments d’infanterie de la 22ème D.I. commandée par le général Bouyssou. Elle s’était élancée à quelques centaines de mètres des lignes allemandes, au nord ouest du Mesnil, depuis la zone de chablis calcinés qui s’étendait au sud ouest du Bois Cristofari, entre le Bois Rabougri et le Bois Jaune – Brûlé. La bonne préparation de l’artillerie, menée du 22 au 24 leur avait permis d’avancer et de prendre d’un seul élan la première ligne allemande. Les combattants avaient sauté par-dessus les premières rangées de tranchées ennemies sans rencontrer de résistance.
A l’ouest les combattants Français avaient atteint la Cabane située à deux kilomètres au nord de Souain où restaient encore des poches de résistance aux nord-ouest et nord-est du village. Plus à l’est, les soldats avaient atteint les pentes de la Butte du Mesnil, mais restaient bloqués sans pouvoir progresser sur ses flancs.
Contournant les Mamelles Sud, le 19ème et le 118ème régiment de la 22ème D.I avançaient vers le nord ouest, en direction du bois des Loups. Après avoir franchi le ravin de la Goutte et dépassé le Bois des Renards, ils avaient redressé leur marche pour avancer vers le nord en direction de Tahure.
♦ Arrivés à la hauteur du bois des Canons garni de batteries de 77 et de 105 ennemies, les soldats du 118ème R.I durent se battre au corps à corps avec les artilleurs allemands qui résistaient et allaient se faire tuer sur place. Le premier bataillon du 118ème RI dégageait ensuite le Bois des Lièvres d’une batterie allemande puis il franchissait vers midi la route de Tahure à Somme- Py et entrait dans le village de Tahure. Un feu nourri venant de la Butte de Tahure l’arrêtait à deux cents mètres au nord du village.
Protégés à l’ouest par le 116ème R Imais au contact de l’ennemi au nord et à l’est, les survivants des quatre compagnies du 118ème durent se replier vers 14 heures et abandonner le village, attaqué par des éléments d’infanterie allemande qui reprennent également la « Brosse à Dent ».
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Le front avait avancé à cet endroit de deux kilomètres, mais la progression française avait été stoppée au nord du village de Tahure par la deuxième ligne allemande, truffée de blockhaus très efficaces et par de très solides réseaux de barbelés disposés à contre-pente. Pour protéger leur deuxième ligne, les Allemands avaient utilisé un feuillard d’acier méplat hérissé de crocs acérés qu’il était impossible de cisailler. Cachés à la vue des artilleurs, ces redoutables barbelés n’avaient pas été disloqués par les obus.
◊ Il devenait évident pour l’état major qu‘une nouvelle préparation d’artillerie était nécessaire avant de reprendre l’offensive. Les chevaux de frise, les réseaux de barbelés déployés sur la pente sud ouest de la butte étaient intacts. Ils protégeaient tout un système de défense enterré lui aussi intact.
Le général Pétain commandant la IIème armée s’était entretenu au téléphone avec Joffre pour lui demander de suspendre l’offensive qui s’annonçait désastreuse. Il demandait qu’on rapproche l’artillerie afin qu’elle puisse atteindre les objectifs au-delà du village, vers la tranchée de la Vistule et le Bois des Mûres. ◊ Joffre refusa d’entendre cet avis et décida de la poursuite de l’attaque pour le lendemain.
◊ De Somme-Tourbe au Bois des Lièvres
Durant l’offensive la 53ème D.I faisait avancer ses six régiments en attente près de Somme Tourbe, en application de l’ordre N°2 du 24 septembre, à exécuter pour 4h30 :
« La 53ème division doit franchir à l’heure « H » la ligne Mesnil les Hurlus – Hurlus – Bois des Liaisons – pour marcher sur les talons des troupes d’assaut. Elle se portera d’abord dans les tranchées de la 1ère ligne allemande puis en débouchera pour progresser dans la région de Tahure dès que les troupes du 11ème CA auront dépassé la Brosse à Dent. En conséquence, la division pour 4 h 30, devrait-être disposée par brigades accolées, entre les méridiens des cotes 203 et 194 (Voie Romaine, la tête vers la voie Romaine, la queue vers le parallèle de Laval) »
En application de cet ordre, la 105ème brigade composée des 205ème, 236ème et 319ème RI avait fait mouvement vers la zone comprise entre Le Balcon et Mesnil les Hurlus et allait y stationner en attendant la nuit pour gagner ses positions d’assaut du lendemain.
En fin d’après-midi, dans le fracas de la bataille qui se poursuivait devant eux et sous un ciel gris, Émile et les hommes du 205ème avaient d’abord franchi plusieurs kilomètres au travers d’un paysage typique de la Champagne pouilleuse : d’abord des champs en friches, des plaines crayeuses parsemées de taillis d’arbustes rabougris, puis des sous-bois ravagés, les restes de bois de pins épargnés par le Génie qui ne les avait pas encore transformés en rondins pour construire les abris.
Encore deux kilomètres à parcourir, les plus difficiles, à trouver un chemin au travers d’un chaos apocalyptique, au milieu de balles perdues et d’obus égarés, dans la bouillasse blanchâtre qui recouvrait tout et les soldats du 205ème allaient arriver au nord –est du Mesnil les Hurlus, près de l’endroit où se trouvaient encore le matin même les premières lignes allemandes et s’y arrêter quelques heures.
Durant la nuit du 25 au 26 septembre, la bataille allait continuer. Plusieurs bataillons du 62ème et du 19ème R.I gagnaient du terrain et s’établissaient à la lisière et sur la crête nord-ouest du bois des Canons conquis ; ils allaient occuper le Bois Triangulaire et prendre position sur la route de Perthes les Hurlus à Tahure. La pluie avait cessé peu après minuit et la 105ème brigade, échelonnée à proximité du Mesnil les Hurlus, faisait à nouveau mouvement pour se rapprocher. Pour se protéger et se cacher à la vue de l’ennemi, ils allaient devoir emprunter un réseau de tranchées qui les conduirait en direction du Bois des Paons, la zone assignée pour leur position d’assaut du lendemain.
Les soldats du 205ème se heurtaient à des unités relevées, à d’autres qui faisaient mouvement. Des milliers d’hommes se croisaient, se bousculaient, s’invectivaient, courbés dans d’étroits boyaux pour ne pas s’offrir en cible à l’artillerie et aux mitrailleuses allemandes. Pendant que les tirs de l’artillerie française passaient sifflant et ronflant au dessus d’eux, les balles frappaient les soldats à découvert, des obus allemands s’abattaient au hasard sur ces cohortes qui cheminaient de tranchée en boyau en piétinant parfois des cadavres allemands et des morts français.
Le génie et les territoriaux avaient bien modifié quelques passages, recreusé quelques tranchées, remanié les sacs de terre, mais tout ce lacis de boyaux et de tranchées n’offrait pas l’espace suffisant pour ces milliers de combattants. Et dans les réseaux pris à l’ennemi, les positions de tir, les gradins de départ étaient tournés vers l’arrière des lignes françaises, les boyaux de dégagement, les abris, tout y était encore à l’envers.
◊ Depuis plus de six heures qu’il pataugeait en tête de la colonne ondulante du 205ème, Émile avait parcouru à peine deux kilomètres. Avec son casque bleu tout neuf, son Lebel et son sac qu’il portait toujours, il essayait de se frayer un chemin en contournant les gabions éventrés, en piétinant les fascines effondrées, franchissant parfois en rampant les talus formés par les parois écroulées qui obstruaient le passage.
Après avoir contourné les Mamelles Sud, traversé le Bois des Loups et franchi le ravin de la Goutte, ils avancent à travers la zone libérée la veille vers d’autres bois fantômes qu’ils vont traverser, celui des Rats, des Furets et des Renards.
Quelques centaines de mètres avant d’arriver à la route de Perthes les Hurlus à Tahure, les soldats du 205ème avaient du contourner les rives d’un monstrueux cratère de mine profond de plusieurs dizaines de mètres et large de près de cent.
La route de Perthes à Tahure enfin franchie, c’est vers 10 heures du matin, le dimanche 26 septembre 1915 que le 205ème et le 236ème R.I – environ 6.000 hommes – achèvent leur concentration au Bois du Paon pour les uns, au Bois des Lièvres pour les autres et ils vont s’y retrancher. Une nuit passée à se mettre en place, sans repas chaud depuis la veille, sans avoir dormi depuis deux jours, avec la peur de la balle qui allait les frapper à l’aveuglette, de l’obus qui allait les anéantir.
Le Bois des Lièvres qui n’avait pas conservé un seul arbre debout, se situait au cœur de ce paysage de mort qu’Émile apercevait de loin depuis trois jours au travers de la fumée et des explosions. Ce secteur du front affichait les lourds stigmates de la bataille de la veille et de celles menées depuis l’automne 1914.
La végétation avait complètement disparu de ce paysage labouré de tranchées et de boyaux, constellé de trous, un magma boueux de calcaire crayeux qui laissait deviner au loin des monticules rasés de quelques dizaines de mètres de hauteur qui se confondaient en ravines.
Au creux de vallons imperceptibles, deux ou trois villages déjà ruinés dont on distinguait dans le lointain, au travers des fumerolles, le clocher ou quelques maisons épargnées.
Devant eux, à moins de deux kilomètres, ils distinguaient l’église en ruine et les maisons disloquées du village de Tahure et juste derrière le village, leur objectif, la Butte de Tahure aux pentes ouest encore boisées et truffées de mitrailleuses allemandes.
Et à perte de vue, des tranchées effondrées, des moignons d’arbres déchiquetés, d’innombrables cratères d’obus, de ces gros obus de 280 ou de 305 que les poilus avaient surnommé les « marmites »… et des cadavres … des gris… des bleus… aussi loin que portait le regard…
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26 septembre 16 heures 15 : l’assaut !
Regroupé à moins de deux kilomètres au sud-ouest du village de Tahure, le 205ème RI attendait depuis le matin. Devant les difficultés rencontrées par les troupes à rejoindre leurs positions l’attaque, primitivement fixée à 10 heures avait été reportée à midi, puis reportée à nouveau et fixée à 16 heures.
Certains soldats avaient reçu une musette remplie de grenades à fusil ou des toutes nouvelles grenades à main à mise à feu temporisée. Avec sa musette de grenades, Émile avait touché une seconde musette de 100 cartouches supplémentaires et l’on avait rempli ses deux bidons d’un mélange de café sucré et de gnôle.
◊ Après une préparation d’artillerie insuffisante par manque de réglages et d’observations, c’est finalement à 16 heures 15 que l’ordre d’attaquer allait être donné, avec la butte de Tahure comme objectif.
Le journal de marche de la 53 ème D.I. a gardé une trace vibrante de cet assaut :
« …les troupes ( 205ème, 224ème, 319ème et 329ème RI) partent avec un élan superbe et sous un bombardement violent, pris d’enfilade par les mitrailleuses de la Butte de Tahure, de Tahure et de la Brosse à Dents et arrivent à proximité du chemin de Tahure – Baraque. L’arrivée de la nuit, les feux violents de mitrailleuses de flanquement arrêtent l’offensive à 18h15.»
La 53ème D.I va porter son attaque en direction de Tahure. Ses régiments avancent vers le nord.
En avant, au centre, Émile et les soldats du 205ème R.I. suivis du 236ème et du 319ème progressent de 1.500 mètres entre le bois des Perdreaux et le Bois des Canons sous un feu intense d’artillerie, de mousqueterie et de mitrailleuses et gagnent les abords sud du village de Tahure où ils font la jonction avec des éléments du 224ème R.I. Sur leur gauche, le 329ème et le 228ème R.I, moins exposés, franchissaient la route de Tahure à Souain.Pour Émile, c’était le baptême du feu. Depuis mars, toute son activité militaire avait été faite de marches, de déplacements et d’attentes interminables pour tout: attente de son affectation lorsqu’il était au dépôt, attente du convoi, attente de la soupe, attente des ordres, des contre-ordres… et puis des marches de jour, de nuit, des marches forcées, des marches usantes avec ses trente cinq kilos sur les épaules. En fin de matinée, recroquevillé avec sa section dans un trou d’obus recreusé à la hâte au Bois des Lièvres, il avait bien tenté de maîtriser ce qui lui apparaissait encore comme un cauchemar dont il allait pouvoir s’extraire et puis, résigné, il avait fini par se persuader qu’il ne rêvait pas. Le casque enfoncé sur la tête, son fusil équipé de la baïonnette tenu à deux mains, Émile s’était élancé parmi les premiers de la 19ème compagnie en direction des lignes allemandes.
En ce début de l’offensive, la peur qui lui nouait les boyaux depuis le matin s’était dissipée. Il trouvait encore l’énergie pour avancer, mais il était fatigué, fatigué …
Il ne distinguait plus entre les éblouissements dus au manque de sommeil et les éclairs des explosions qui l’aveuglaient. Il n’avait même plus la force de penser, il avançait, mécaniquement, aussi vite qu’il le pouvait, droit devant.
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Ils avaient un temps longé un large boyau de dégagement abandonné la veille par les Allemands, puis une voie ferrée disloquée en direction de Tahure. À mesure qu’ils se rapprochaient de leur objectif, les bruits de mitraille se faisaient plus violents sur un parcours de plus en plus torturé et chaotique. L’artillerie allemande pilonnait sans cesse la zone, les mitrailleurs allemands bien retranchés dans le Bois des Mûres et sur les contreforts de la butte tiraient sur les vagues d’assaut.
♦ Avec ses deux musettes de toile brinquebalantes portées en bandoulière, ses deux bidons et ses cartouchières répartis autour du gros ceinturon, les bretelles de son sac qui lui hachaient les épaules, Émile accompagnait toujours vaillamment ses compagnons de la 19ème compagnie. Lâché sur quelques centaines de mètres au début de l’assaut, il était revenu au niveau des hommes de tête depuis le bois des Canons.
A peine dépassé le bois des Canons libéré dans la nuit, l’aile droite du 205ème s’était heurtée à la résistance directe des allemands qui avaient repris une partie du terrain devant Tahure la veille au soir mais n’avaient pas eu le temps de le fortifier. Une balle engagée, toujours prêt à tirer, une grenade disponible, Émile avançait en direction des positions allemandes, vers le Bois des Mûres où s’étalaient les pentes sud-ouest de la Butte de Tahure et d’où partaient des tirs de mitrailleuses. Il progressait au milieu de la mitraille, des cris, du fracas des obus aux explosions assourdissantes, en pataugeant dans la boue gluante, sautant dans un trou d’obus, tombant dans une tranchée effondrée jusqu’au prochain bond en avant.
Réduit à deux compagnies du 205ème RI, la 19ème , celle d’Émile et la 17ème, le bataillon Tajasque accompagné de quelques combattants isolés continuait sa progression très en pointe vers le nord. Émile continuait avec ces combattants avancés, tenant haut son fusil pour le protéger de la boue, en évitant les barbelés, les morts de la veille et ceux de la matinée auxquels s’ajoutaient les morts et les blessés du 205ème, ses frères d’armes qu’il côtoyait depuis quelques semaines et qu’il voyait s’effondrer à droite, à gauche, devant lui.
◊ L’ordre du Général Baumgarten adressé à la 53ème « de s’accrocher au mouvement de terrain » ne parviendra pas au bataillon.
A la nuit tombée, sous la conduite du chef de bataillon Tajasque, ils allaient franchir le versant pentu qui bordait le nord de la route de Tahure à Somme-Py puis, en parcourant par bonds la sente 182 -le Ravin des Mûres- qui menait à la Butte de Tahure par le sud ouest, ils vont parvenir au flanc de la Butte de Tahure, à 300 mètres à l’est du creux du Ravin des Mûres et s’y accrocher.
◊ Cette position marquera le point le plus avancé de l’offensive. Émile était avec ces hommes- là.
Après s’être engagé avec des éléments de sa 19ème compagnie dans le haillon du Ravin des Mûres, il avançait dans les restes hachés du bois des Mûres qui masquaient la Butte de Tahure… et soudain un choc énorme à la poitrine l’envoya rouler sur le côté gauche. Il ne pouvait plus respirer, il avait mal, sa vue se brouilla… Il n’eut pas la force de penser à Adrienne et à ses deux enfants, à peine le temps de comprendre qu’il était en train de mourir et il bascula dans le néant absolu, définitif.
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Les survivants du bataillon Tajasque, moins de trois cents hommes, progressaient encore de deux cents mètres. Et comme la veille pour les soldats des 116ème et 118ème RI, ils allaient se heurter aux solides lignes de résistance allemandes. Usés, assommés, broyés par la fatigue et le manque de sommeil, ils se retranchaient dans un creux des pentes sud de la Butte en attendant de pouvoir se replier.
Disparus !
A partir du 29 septembre, profitant d’un arrêt de l’offensive, des territoriaux et des éléments de régiments d’active vont ramasser devant Tahure les armes, les casques, les sacs et tout le matériel militaire récupérable. Ils vont relever les cadavres gisant sur le terrain depuis les premiers jours de l’offensive au sud et à l’ouest du village, entre Tahure et le Ravin des Mûres.
Les morts seront enterrés sommairement, enfouis avec des centaines d’autres dans une fosse commune creusée à la hâte, le plus souvent dans un cratère d’obus, une tranchée éventrée, un trou qui deviendra leur sépulture anonyme. Si le temps manque pour refermer le charnier, alors on asperge les cadavres de chlore pour les préserver des animaux et éviter les épidémies.
Avant de se débarrasser du mort, on relève son identité au bord de la fosse. Les affaires personnelles que le soldat porte sur lui sont rassemblées dans un sac. Ce sont souvent des aumôniers qui se chargeront un peu plus tard de regrouper les tristes reliques du soldat tué et de les expédier à sa famille. S’il ne peut être identifié, le soldat sera porté disparu, comme beaucoup d’autres réellement disparus, enterrés sous les monceaux de terre retournée par une marmite, déchiquetés par l’impact direct d’un obus ou volatilisés par l’explosion d’une mine.
Le Poilu aura pour linceul la toile de tente qui a servi à le transporter jusqu’au lieu de l’inhumation ou encore une couverture dans laquelle on le roule et puis on l’envoie rejoindre les autres cadavres au fond d’un trou. Une vague indication de lieu, pas de repère sauf parfois une croix éphémère plantée au milieu des barbelés enchevêtrés… comme pour des centaines de milliers d’autres, la famille du soldat enterré sur place apprendra sa mort mais ne saura jamais précisément où sa dépouille a été inhumée.
Après la guerre, nombre de ces charniers ont été réouverts et les restes exhumés ont été regroupés dans des ossuaires. Ce remaniement massif de sépultures déjà anonymes rend encore plus hypothétiques les recherches des familles.
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Selon les indications de l’avis de décès daté du 8 novembre 1916, Émile fut enterré sur place au Ravin des Mûres, près de l’endroit même où il fut tué, sans autre précision.
Le colonel Jean Joseph Emile De Turenne commandant le 205ème R.I sera lui aussi mortellement blessé devant Tahure et décèdera le 30 septembre à Saint Rémy- sur- Bussy dans l’une des quatorze ambulances installées près de la Croix- en- Champagne. A partir du 4 octobre, c’est le lieutenant-colonel Jean Germain Marie De Lambilly qui prendra le commandement du régiment, mais durant bien peu de temps. Quelques jours plus tard, le 9 octobre, il sera tué à son tour en conduisant une énième offensive du 205ème RI devant Tahure. Deux commandants de compagnies du 205ème, les capitaines Jean François Théotine Kereveur et Michel Maurice Frédéric Retour trouveront la mort les 26 et 27 septembre au cours de la même offensive devant Tahure.
En se lançant à la tête de leurs hommes à l’assaut de la Butte de Tahure, ces chefs courageux devaient se douter qu’ils ne seraient jamais généraux. Le chef de bataillon Tajasque pourra se replier avec ses hommes au cours de la nuit du 27 au 28 Septembre. Il sera remplacé le lendemain par le chef de bataillon Grousson.
♦ Le 205ème R.I. combattra encore jusqu’au 17 octobre, puis il sera relevé par le 328ème R.I. et retiré du feu.
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Épilogue
Les positions allemandes très fortifiées de la Butte de Tahure ne purent être entamées, malgré les assauts suivants des 27 et 28 septembre.
Le général Pétain obtiendra le 28 l’arrêt des combats qui reprendront le 6 octobre.
Au prix de violents affrontements, la butte de Tahure tombera provisoirement aux mains des troupes françaises le 6 octobre. La 22ème D.I. prend à nouveau part à cette offensive, avec le 62ème R.I encadré, à droite par le 118ème R.I., à gauche par le 116ème R.I., et ce sont les 1er et 3ème bataillons du 128ème R.I., un régiment picard de la 3ème Division d’Infanterie restée jusque là en réserve à l’arrière, qui enlèvent l’ensemble des organisations ennemies au nord de Perthes-les-Hurlus, délogent les Allemands du Bois des Mûres puis, aidés par le brouillard, s’emparent de la Butte de Tahure et enfin du village de Tahure qu’ils investissent à revers.
Brièvement repris par les Français le 25 septembre 1915, reperdu le soir même, à nouveau conquis par les combattants français le 6 octobre, le village restera aux mains de l’armée française jusqu’au repli stratégique du 15 juillet 1918 qui précèdera la dernière attaque allemande dite «friedensturm », une ultime offensive qui aboutira à la défaite des armées allemandes.
La Butte de Tahure sera reprise par les allemands le 30 octobre 1915 et ne sera libérée que dans les dernières semaines de la guerre, le 26 septembre 1918. Trois années durant, la position coûtera encore la vie à des milliers de combattants. Les Uhlans s’étaient installés à Tahure le 3 septembre 1914, faisant s’enfuir les 185 habitants qui n’y reviendront jamais.
Centre dérisoire d’une lutte vaine et acharnée, village symbole de l’absurde barbarie de cette guerre, Tahure labouré, pulvérisé, rasé, anéanti, entrait dans l’histoire aux côtés d’autres villages champenois martyrisés.
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L’ordre du jour de Joffre daté du 3 octobre 1915 se terminait ainsi :
«…. Aucun des sacrifices consentis n’a été vain. Tous ont su concourir à la tâche commune. Le présent est un sûr garant de l’avenir. Le Commandant en chef est fier de commander aux plus belles troupes que la France ait jamais connues. »
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Sur les 25 kilomètres du front de Champagne, du 25 septembre au 9 octobre 1915, 138 500 hommes seront mis hors de combat pour les IIième et IVème armées françaises pendant cette seconde offensive de champagne et à peu près autant pour l’armée allemande.
Et durant cette semaine de carnage inutile, près de la moitié des pertes seront concentrées autour des buttes de Tahure et du Mesnil. La IIème armée y perdra plus de 60 000 hommes : environ 25.000 tués ou disparus et 40.000 blessés.
Ce désastre condamnait les décisions stratégiques du chef des armées Joffre et ruinait du même coup son espoir de décision par la rupture du front. Mais il ne sembla pas entamer sa superbe. La bedaine triomphante, Joffre continuera à faire illusion et obtiendra même le bâton de maréchal.
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♥Un grand merci à Bernard Henri Pacory pour ce récit réaliste et émouvant, fruit d’un long travail sur archives et documents.
15 novembre 2011