Dans l’ Histoire socialiste de la Révolution française (1) de Jean Jaurès
» (…) Il n’y avait pas d’ordre, pas de classe sociale qui n’ait eu quelques-uns des siens au plus profond de ces cachots noirs. Si le Tiers Etat et la Noblesse ne donnaient pas au mot liberté le même sens, du moins bourgeois et nobles se rencontraient-ils dans une commune haine du despotisme ministériel. Et l’attaque de la Bastille fut de la part du peuple, un coup de génie révolutionnaire… Ainsi la cour était comme isolée dans son entreprise de coup d’Etat : et contre les régiments étrangers qui cernaient la Révolution, c’est tout Paris qui se soulevait.
Avant tout il fallait des armes : entre 9 et 11 heures du matin, une foule immense se porta aux Invalides où était un grand dépôt de fusils, et enleva en effet 28 000 fusils et 5 canons. La Bastille pouvait être forcée. Le Comité permanent des électeurs réuni à l’Hôtel de Ville essaya d’abord de prévenir le choc ; puis cédant à l’irrésistible passion du peuple, il essaya du moins d’obtenir par des moyens pacifiques la capitulation de la forteresse. Mais les négociateurs à la seconde tentative furent accueillis à coups de fusils : y eut-il méprise ? y eut-il trahison ? Le gouverneur de Launay paiera de sa tête tout à l’heure cette violation des lois de la guerre.
Conduite par quelques héros qui franchirent les fossés et coupèrent les chaînes des ponts-levis, la foule força la citadelle ; hésitants, divisés, les soldats se rendirent. Les gardes françaises avaient joué dans l’assaut un rôle décisif. Il est difficile de dresser une liste authentique des assaillants, » des vainqueurs de la Bastille « .
Dès le lendemain, des prétentions sans nombre s’élevèrent. Le journal Les Révolutions de Paris (2) donne une liste très courte de ceux qui se distinguèrent particulièrement :
Le sieur Arné, grenadier des gardes françaises, natif de Dôle en Franche-Comté, âgé de vingt-six ans qui le premier s’empara du gouverneur, se porta partout avec courage…. Le sieur Hulin …qui avait engagé les grenadiers de Ressuvelles et les fusiliers de Lubersac à se rendre à la Bastille avec trois pièces de canon …. Le sieur Elie officier d’infanterie … qui reçut la capitulation et s’élança sur le pont le premier pour forcer l’ouverture de la Bastille… Le sieur Maillard fils qui portait le drapeau et le remit un moment … pour s’élancer sur une planche mise sur le fossé, pour aller prendre la capitulation. Le nommé Louis Sébastien Cunivier, âgé de douze ans, fils d’un jardinier de Chantilly, est entré le cinquième dans la forteresse, a couru sur le haut de la tour de la Bazinière où était le drapeau, s’en est emparé et l’a promené avec hardiesse sur cette plate-forme. Le sieur Humbert, demeurant rue du Hurepoix, qui a reçu une blessure dangereuse. Le sieur Turpin, fusilier de la compagnie de la Blache, caserne de Popincourt, commandait les citoyens qui les premiers ont été tués entre les deux ponts ; il a reçu lui-même une blessure à la main droite et à l’épaule. Le sieur Guinaut a reçu deux blessures légères et a rapporté l’argenterie du gouverneur à l’Hôtel de Ville. Le sieur de la Reynie, jeune littérateur qui s’est conduit avec courage.
L’assemblée des représentants de la Commune, ayant ouvert une enquête, constata, dans sa séance du 13 août que MM. Hulin, Elie, Maillard, Richard du Pin, Humbert, Legry, Ducostel, Georget et Marc, s’étaient distingués à l’attaque et à la conquête de la Bastille, et arrêta qu’ils seraient recommandés … pour un emploi d’officier dans la nouvelle garde nationale.
Comme on le voit, ce sont des soldats de métier, des officiers comme Elie, de modestes industriels comme Hulin, des petits bourgeois comme le fils Maillard, qui dirigèrent le mouvement ; mais les plus pauvres des prolétaires firent largement leur devoir. En cette héroïque journée de la Révolution bourgeoise, le sang ouvrier coula pour la liberté. Sur les cent combattants qui furent tués devant la Bastille, il en était de si pauvres, de si obscurs, de si humbles, que plusieurs semaines après on n’en avait pas retrouvé les noms, et Loustalot, dans Les Révolutions de Paris, gémit de cette obscurité qui couvre tant de dévouements sublimes : plus de trente laissaient leurs femmes et leurs enfants dans un tel état de détresse que des secours immédiats furent nécessaires.
Vingt mois plus tard, dans une lettre adressée à Marat, les ouvriers charpentiers dénoncent l’égoïsme des gros entrepreneurs qui veulent retenir tout le bénéfice de la Révolution, mais qui étaient cachés dans les jours de péril. Il paraît certain que les ouvriers charpentiers jouèrent un rôle actif dans l’assaut de la Bastille : habiles à manier la hache, ils étaient comme les sapeurs improvisés, ou comme « les sapeurs du génie » de la Révolution. »
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Editions sociales 1977
2 Le journal Les Révolutions de Paris de Prudhomme, redigé en particulier par Loustalot, donne un récit des événements parisiens du 12 au 17 juillet, dans son premier numéro daté du 12-17 juillet 1789