Pour le centenaire de Voltaire (30 mai 1878)

8 – 17 mai 2021

 

Discours de Victor Hugo pour le centenaire de Voltaire (30 mai 1878)

 

 

 «  Il y a cent ans aujourd’hui un homme mourait. Il mourait immortel.
Il s’en allait chargé d’années, chargé d’œuvres, chargé de la plus illustre et de la plus redoutable des responsabilités, la responsabilité de la conscience humaine avertie et rectifiée. Il s’en allait maudit et béni, maudit par le passé, béni par l’avenir,  et ce sont là, messieurs, les deux formes superbes de la gloire.
Il avait à son lit de mort, d’un côté l’acclamation des contemporains et de la postérité, de l’autre ce triomphe de huée  et de haine que l’implacable passé fait à ceux qui l’ont combattu.
Il était plus qu’un homme, il était un siècle. Il avait exercé une fonction et rempli une mission. (…)
Les quatrevingt-quatre ans que cet homme a vécu occupent l’intervalle qui sépare la monarchie à son apogée de la révolution à son aurore. Quand il naquit Louis XIV régnait encore, quand il mourut Louis XVI régnait déjà, de sorte que son berceau put voir les derniers rayons du grand trône et son cercueil les premières lueurs du grand abîme. (Applaudissements.)
  Avant d’aller plus loin, entendons-nous, messieurs, sur le mot abîme ; il y a de bons abîmes : ce sont les abîmes où s’écroule le mal. (Bravo !)

Avant la Révolution, (…), la construction sociale était ceci :
En bas, le peuple.
Au-dessus du peuple, la religion, représentée par le clergé,
À côté de la religion, la justice, représentée par la magistrature.
Et, à ce moment de la société humaine,  
qu’était-ce-que le peuple ? C’était l’ignorance.
Qu’était-ce-que la religion ? C’était l’intolérance.
Et qu’était-ce-que la justice ? C’était l’injustice.
Vais-je trop loin dans mes paroles ? Jugez-en.
Je me bornerai à citer deux faits, mais décisifs.

À Toulouse, le 13 octobre 1761, on trouve dans la salle basse d’une maison un jeune homme pendu. La foule s’ameute, le clergé fulmine, la magistrature informe. C’est un suicide, on en fait un assassinat. Dans quel intérêt ? Dans l’intérêt de la religion. Et qui accuse-t-on ? Le père. C’est un huguenot, et il a voulu empêcher son fils de se faire catholique. Il y a monstruosité morale et impossibilité matérielle ; n’importe ! ce père a tué son fils, ce vieillard a pendu  ce jeune homme. La justice travaille et voici le dénouement.
Le 9 mars 1762, un homme en cheveux blancs, Jean Calas, est amené sur la place publique, on le met nu, on l’étend sur une roue, les membres liés en porte-à-faux, la tête pendante. Trois hommes sont là, sur l’échafaud, un capitoul, nommé David, chargé de soigner le supplice, un prêtre, qui tient un crucifix, et le bourreau une barre de fer à la main.
Le patient stupéfait et terrible ne regarde pas le prêtre et regarde le bourreau. Le bourreau lève la barre de fer et lui brise un bras. Le patient hurle et s’évanouit. Le capitoul s’empresse, on fait respirer des sels au condamné, il revient à la vie ; alors nouveau coup de barre, nouveau hurlement ; Calas perd connaissance; on le ranime, et le bourreau recommence ; et comme chaque membre, devant être rompu en deux endroits, reçoit deux coups, cela fait huit supplices.
Après le huitième évanouissement, le prêtre lui offre le crucifix à baiser, Calas détourne la tête, et le bourreau lui donne le coup de grâce, c’est-à-dire lui écrase la poitrine avec le gros bout de la barre de fer. Ainsi expira Jean Calas. Cela dura deux heures. Après sa mort, l’évidence du suicide apparut. Mais un assassinat avait été commis. Par qui ? Par les juges.

Autre fait. Après le vieillard le jeune homme.
Trois ans plus tard, en 1765, à Abbeville, le lendemain d’une nuit d’orage et de grand vent, on ramasse à terre sur le  pavé d’un pont un vieux crucifix de bois vermoulu qui depuis trois siècles était scellé au parapet.
Qui a jeté bas ce crucifix ? Qui a commis ce sacrilège ? On ne sait. Peut-être un passant. Peut-être le vent. Qui est le coupable ? L’évêque d’Amiens lance un monitoire. Voici ce que c’est qu’un monitoire : c’est un ordre à tous les fidèles, sous peine de l’enfer, de dire ce qu’ils savent ou croient savoir de tel ou tel fait ; injonction meurtrière du fanatisme à l’ignorance.
Le monitoire de l’évêque d’Amiens opère ;  le grossissement des commérages prend les proportions de la dénonciation. La justice découvre ou croit découvrir que dans la nuit où le crucifix a été jeté à terre, deux hommes, deux officiers, nommés, l’un La Barre, l’autre d’Etallonde, ont passé sur le pont d’Abbeville, qu’ils étaient ivres et qu’ils ont chanté une chanson de corps de garde.
Les sénéchaux d’Abbeville valent les capitouls de Toulouse. Ils ne sont pas moins justes. On décerne deux mandats d’arrêt. D’Etallonde s’échappe, La Barre est pris. On le livre à l’instruction judiciaire. Il nie avoir passé sur le pont, il avoue avoir chanté la chanson.
La sénéchaussée d’Abbeville le condamne ; il fait appel au parlement de Paris. On l’amène à Paris, la sentence est trouvée bonne et confirmée. On le ramène à Abbeville, enchaîné. J’abrège.

L’heure monstrueuse arrive. On commence par soumettre le chevalier de La Barre à la question ordinaire et extraordinaire pour lui faire avouer ses complices ; complices de quoi ? d’être passé sur un pont et d’avoir chanté une chanson ; on lui brise un genou dans la torture, son confesseur en entendant craquer les os s’évanouit ; le lendemain, le 5 juin 1766, on traîne La Barre dans la grande place d’Abbeville ; là  flambe un bûcher ardent ; on lit sa sentence à La Barre, puis on lui coupe le poing, puis on lui arrache la langue avec une tenaille de fer, puis, par grâce, on lui tranche la tête, et on le jette dans le bûcher. Ainsi mourut le chevalier de La Barre. Il avait dix-neuf ans.

Alors, Ô Voltaire, tu poussas un cri d’horreur, et ce sera ta gloire éternelle ! (Explosion d’applaudissements.)
Alors tu commenças l’épouvantable procès du passé, tu plaidas contre les tyrans et les monstres la cause du genre humain, et tu la gagnas. Grand homme, sois à jamais béni ! (Nouveaux applaudissements.)

Messieurs, les choses affreuses que je viens de rappeler s’accomplissaient au milieu d’une société polie (1) ; la vie était gaie et légère (…), Versailles rayonnait, Paris ignorait, et pendant ce temps-là, par férocité religieuse, les juges faisaient expirer un vieillard sur la roue et les prêtres arrachaient la langue à un enfant pour une chanson. (Vive émotion. Applaudissements.)

En présence de cette société frivole et lugubre, Voltaire, seul, ayant là sous ses yeux toutes ces forces réunies, la cour, la noblesse, la finance ; cette puissance inconsciente, la multitude aveugle ; cette effroyable magistrature, si lourde aux sujets, si docile au maître et flattant, à genoux sur le peuple devant le roi (Bravo !);  ce clergé  sinistrement mélangé d’hypocrisie et de fanatisme, Voltaire seul, je le répète, déclara la guerre à cette coalition de toutes les iniquités sociales, à ce monde énorme et terrible, et il accepta la bataille.
Et quelle était son arme ? celle qui a la légèreté du vent et la puissance de la foudre. Une plume.
(Applaudissements.)

Avec cette arme il a combattu ; avec cette arme il a vaincu.
Messieurs, saluons cette mémoire.
Voltaire a vaincu. Voltaire a fait la guerre rayonnante, la guerre d’un seul contre tous, c’est-à-dire la grande guerre. La guerre de la pensée contre la matière, la guerre de la raison contre le préjugé, la guerre du juste contre l’injuste, la guerre pour l’opprimé contre l’oppresseur, la guerre de la bonté, la guerre de la douceur. Il a eu la tendresse d’une femme et la colère d’un héros. Il a été un grand esprit et un immense cœur. (Bravos.)
Il a  vaincu le vieux code et le vieux dogme. Il a vaincu le seigneur féodal, le juge gothique, le prêtre romain. Il a élevé la populace à la dignité de peuple. Il a enseigné, pacifié et civilisé. Il a combattu pour Sirven et Montbailly comme pour Calas et La Barre ; il a accepté toutes les menaces, tous les outrages, toutes les persécutions, la calomnie, l’exil. Il a été infatigable et inébranlable. Il a vaincu la   violence par le sourire, le despotisme par le sarcasme, l’infaillibilité par l’ironie, l’opiniâtreté par la persévérance, l’ignorance par la vérité.
Disons-le , messieurs, car l’apaisement est le grand côté du philosophe. Dans Voltaire l’équilibre finit toujours par se rétablir. Quelle que soit sa juste colère, elle passe , et le Voltaire irrité fait toujours place au Voltaire calmé. Alors dans cet œil profond, le sourire apparaît.
Ce sourire, c’est la sagesse. Ce sourire, je le répète, c’est Voltaire.
Ce sourire va parfois jusqu’au rire, mais la tristesse philosophique le tempère. Du côté des forts, il est moqueur ; du côté des faibles, il est caressant. Il inquiète l’oppresseur et rassure l’opprimé. (…) Ah ! Soyons émus par ce sourire. Il a eu des clartés d’aurore. Il a illuminé le vrai, le juste, le bon, et ce qu’il y a d’honnête dans l’utile ;  Il a éclairé l’intérieur des superstitions : ces laideurs sont bonnes à voir ; il les a montrées. Étant lumineux, il a été fécond. La société nouvelle, le désir d’égalité et de concession, et ce commencement de fraternité qui s’appelle la tolérance, la bonne volonté réciproque, la mise en proportion des hommes et des droits, la raison reconnue loi suprême, l’effacement des préjugés et des partis pris, la sérénité des âmes, l’esprit d’indulgence et de pardon, l’harmonie, la paix, voilà ce qui est sorti de ce grand sourire.

Le jour, prochain sans nul doute, où sera reconnue l’identité de la sagesse et de la clémence, le jour où l’amnistie sera proclamée (2), je l’affirme, là-haut, dans les étoiles, Voltaire sourira. (Triple salve d’applaudissements. Cris : Vive l’amnistie !) (…)

Ce qu’a été Voltaire, je l’ai dit ; ce qu’a été son siècle, je vais le dire. (…)
Messieurs, les grands hommes sont rarement seuls  (…)
Il y a eu une forêt d’esprits autour de Voltaire ; cette forêt, c’est le dix-huitième siècle. Parmi ces esprits, il y a des cimes, Montesquieu, Buffon, Beaumarchais, et deux entre autres, les plus hautes après Voltaire, – Rousseau et Diderot. Ces penseurs ont appris aux hommes à raisonner ; bien raisonner mène à bien agir ; la justesse dans l’esprit devient la justice dans le cœur. (…) Ces puissants écrivains  ont disparu ; mais ils nous ont laissé leur âme, la Révolution. (Applaudissements.)
Oui, la Révolution française est leur âme. (…)

On dit (…) le siècle de Voltaire (…) un cycle nouveau commence. On sent que désormais la suprême puissance gouvernante du genre humain sera la pensée. La civilisation obéissait à la force, elle obéira à l’idéal (…), l’autorité transfigurée en liberté. Plus d’autre souveraineté que la loi pour le peuple et la conscience pour l’individu.

Pour chacun de nous, les deux aspects du progrès se dégagent nettement et les voici : exercer son droit, c’est-à-dire être un homme ; accomplir son devoir, c’est-à-dire être un citoyen
(3).

Telle est la signification de ce mot, le siècle de Voltaire ; tel est le sens de cet évènement auguste, la Révolution française.
Les deux  siècles mémorables qui ont précédé le dix-huitième l’avaient préparé ; Rabelais avertit la royauté dans Gargantua, et Molière avertit l’église dans Tartuffe.

La haine de la force et le respect du droit sont visibles dans ces deux esprits. Quiconque dit aujourd’hui : la force prime le droit, fait acte de moyen-âge, et parle aux hommes de trois cents ans en arrière.  (Applaudissements répétés.)

(…) Les temps sont venus. Le droit a trouvé sa formule :
la fédération humaine.
(…) (3)
Que  le dix-huitième siècle vienne au secours du dix-neuvième ;
les philosophes nos prédécesseurs sont les apôtres du vrai, (…)
ils proclament le droit de l’homme à la vie,
le droit de la conscience à la liberté,
la souveraineté de la raison,
la sainteté du travail, la bonté de  la paix ;
et, puisque la nuit sort des trônes,
que la lumière sorte des tombeaux ! 

(Acclamation unanime et prolongée.
De toutes parts éclate le cri : Vive Victor Hugo !)

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Victor Hugo Œuvres complètes
Édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin
Le Club français du livre 1970  Tome XV-XVI/1 pp. 1428-1434
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1   Sous le règne de Louis XV
Jules Grévy avait succédé à Mac-Mahon en 1879.
Le 3 juillet 1880, Victor Hugo fit encore un discours au Sénat pour l’amnistie plénière des communards. La loi fut promulguée le 11 juillet 1880 ; et le 14  juillet redevint fête nationale.

3
      par L’ingénue   17 mai 2021 

Notre patrie est en danger.  Il faut reprendre ces paroles magnifiques de V. Hugo en conclusion de son discours, et  tous vouloir que  les dix-huitième  et dix-neuvième viennent au  secours de notre misérable vingt -et- unième, pour  fonder un même respect citoy
en universel de nos droits et de nos devoirs.

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