Quand Chateaubriand allait en Palestine

5 avril 2016

René de Chateaubriand a 38 ans quand en 1806, il entreprend « le voyage d’outre-mer » de Paris à Jérusalem. Le livre Itinéraire de Paris à Jérusalem  qu’il publia en 1811 est aussi riche d’admirables descriptions que de récits historiques et d’observations aiguisées sur l’état du monde en ce début du XIX ème siècle. Chaque page déborde d’une érudition  latine et grecque qui enrichit naturellement son analyse perçante des effets de la domination ottomane dans toute la région (1).

Il partit de Paris le 13 juillet 1806 et la Première Partie de l’Itinéraire est consacrée au Voyage de la Grèce (2) Pour la nouvelle édition de 1827, il compléta sa préface par une Note sur la Grèce qui luttait alors pour son Indépendance /1821-1829/(3).

De ce livre dense qui est aussi sa propre documentation pour son ouvrage les Martyrs , j’ai extrait un passage (4) sur les croisades en Palestine précédé d’une chronologie du passé proche  :

« En 636, le calife Omar, troisième successeur de Mahomet, s’empara de Jérusalem, après l’avoir assiégée pendant quatre mois ; la Palestine ainsi que l’Égypte, passa sous le joug des vainqueurs. Omar fut assassiné à Jérusalem en 643.
L’établissement de plusieurs califats en Arabie et en Syrie, la chute de la dynastie des Omniades et l’élévation de celle des Abassides, remplirent la Judée de troubles et de malheurs pendant plus de deux cents ans. (…) Les Fatimites en 968 conquirent plusieurs villes de Palestine (…)  Hakem, successeur d’Aziz, second calife fatimite, persécuta les chrétiens à Jérusalem en 996. (…) Meleschah, Turc Seljoucide, prit la sainte Cité en 1076 et fit ravager tout le pays. (…) Les Fatimites régnaient encore en 1076 (…) lorsque les croisés parurent sur les frontières de la Palestine.

Les écrivains du XVIII ème siècle se sont plu à représenter les croisades sous un jour odieux.
J’ai réclamé un des premiers contre cette ignorance ou cette injustice. (…)
Les chrétiens n’étaient point les agresseurs. Si les sujets d’Omar, partis de Jérusalem, après avoir fait le tour de l’Afrique, fondirent sur la Sicile, sur l’Espagne, sur la France même où Charles Martel les extermina, pourquoi des sujets de Philippe Ier, sortis de la France n’auraient-ils pas fait le tour de l’Asie pour se venger des descendants d’Omar jusque dans Jérusalem ? (…)  N’apercevoir dans les croisades que des pèlerins armés qui courent délivrer un tombeau en Palestine, c’est montrer une vue très bornée en histoire.

Il s’agissait non seulement de la délivrance de ce tombeau sacré, mais encore de savoir qui devait l’emporter sur la terre, ou d’un culte ennemi de la civilisation, favorable par système à l’ignorance, au despotisme, à l’esclavage, ou d’un culte qui a fait revivre chez les modernes le génie de la docte antiquité, et abolit la servitude. (…)
L’esprit du mahométisme est la persécution et la conquête ; l’évangile, au contraire, ne prêche que la tolérance et la paix.
Aussi les chrétiens supportèrent-ils, pendant sept cent soixante-quatre ans, tous les maux que le fanatisme des Sarrasins leur voulut faire souffrir ; ils tâchèrent seulement d’intéresser en leur faveur Charlemagne : mais ni les Espagnes soumises, ni la France envahie, ni la Grèce et les Deux-Siciles ravagées, ni l’Afrique entière tombée dans les fers, ne purent déterminer pendant plus de huit siècles, les chrétiens à prendre les armes.

Si enfin les cris des victimes égorgées en Orient, si les progrès des Barbares, déjà aux portes de Constantinople, réveillèrent la chrétienté, et la firent courir à sa propre défense, qui oserait dire que la cause des guerres sacrées fut injuste ?

Où en serions-nous, si nos pères n’eussent repoussé la force par la force ?
Que l’on contemple la Grèce, et l’on apprendra ce que devient un peuple sous les joug des musulmans.

Ceux qui s’applaudissent tant aujourd’hui du progrès des lumières auraient-ils donc voulu voir régner parmi nous une religion qui a brûlé la bibliothèque d’Alexandrie, qui se fait un mérite de fouler aux pieds les hommes, et de mépriser souverainement les lettres et les arts ?

Les croisades, en affaiblissant les hordes mahométanes au centre même de l’Asie, nous ont empêchés de devenir la proie des Turcs et des Arabes. »
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1 Itinéraire de Paris à Jérusalem suivi du Voyage en Amérique par le vicomte de Chateaubriand  Tome premier, Paris Siège de l’administration des frères-réunis  27, rue du Faubourg-Poissonnière  1851, Paris.- Imprimerie de E. de Soye et Cie, 36,rue de Seine.

2 Cf. L’arrivée dans le port de Chio fin août 1806   dans le volume de la BNF numérisé dans  Gallica : Itinéraire de Paris à Jérusalem  Tours Alfred Mame et Fils,  Éditeurs  1871

La seconde édition de 1827 résonne de la fureur de la guerre d’Indépendance grecque, du massacre de Chio perpétré par les Ottomans en avril 1822 ♦, de la résistance héroïque de Missolonghi jusqu’en 1826 ♦ ♦,  aux milliers de têtes tranchées et aux trafics d’esclaves qui s’ensuivirent.

Chateaubriand, dans sa préface de la troisième édition de la Note sur la Grèce joint le texte de son discours à la Chambre des  Pairs, le 13 mars 1826, avec sa proposition d’un amendement « sur le projet de loi relatif à la répression des délits commis dans les Échelles du Levant ».

P.31-33 « (…)
Mais l’habitant du Péloponèse et de l’Archipel, arraché aux flammes et aux ruines de sa patrie ; la femme enlevée à son mari égorgé, l’enfant ravi à la mère dans les bras de laquelle il a été baptisé,
toute cette race est civilisée et chrétienne. À qui a-t-elle été vendue ? à la barbarie et au mahométisme ! Ici le crime religieux vient se joindre au crime civil et politique (…). »
Dans son amendement, Chateaubriand déclare qu’il est justice de condamner cette « traite des blancs » comme la « traite des noirs » par  le terme générique de trafic d’esclaves.

♦ Résonance aussi dans  les peintures de Delacroix /26-28 ans :
 
Scène des massacres de Scio ; familles grecques attendant la mort ou l’esclavage  (1824)  
et
♦ ♦  La Grèce sur les ruines de Missolonghi (1826)

et dans les poèmes de V. Hugo/ 24 – 26 ans/ (Les Orientales) : Les Têtes du sérail 1826  Enthousiasme 1827 – Navarin  1827 –  Canaris (héros de l’indépendance grecque) 1828 

4  pp. 361, 362,363.

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