Lettre du marquis de Ferrières* à son épouse
Versailles, 7 août 1789
(…)
« Nous avons eu une séance très mémorable, mardi 4 août… S’il en résulte quelques avantages pour le bien général, je me consolerai facilement de ce que je perds comme gentilhomme, et comme seigneur de fief.
Venons aux affaires. Aussitôt ma lettre reçue, fais cesser tout travail aux réparations, soit aux fossés, soit au château. Ce n’est pas le moment de mettre son argent à réparer une maison qui peut-être n’existera pas, dans un an, ou six mois. (…)
Voilà ce que tu dois faire, mais apportes-y la prudence et le secret nécessaires : 1° Tu prendras l’argent qui est dans le Trésor. Labbé** pourra te l’atteindre ; tu lui diras que c’est pour me l’envoyer. 2° Tu chercheras un aveu*** de Marsay de 1723 ; un aveu de Mondon de 1723 ; un aveu de la Tour de Ry de 1723 ; ou à leur défaut, des aveux de 1699 ; tu y joindras mes deux livres de recette des rentes, un du temps de M. du Tillet, et laisse celui qui me sert à les recevoir ; tu prendras le carton où sont les lettres de noblesse des Ferrières. J’en avais mis un gros paquet dans mon bureau. Tu prendras aussi un aveu de la Griffonnière, de Puygirault, si tu peux les trouver. Mais que Labbé, ni personne n’aient connaissance de cela. Quand tout sera prêt, tu diras que tu vas à Poitiers pour affaire.
Tu feras toi-même la » vache « **** avec tes filles ; tu y mettras l’argent, les titres, aveux, livres de recette, une partie de ton argenterie, comme cuillers à » oïlle « , cafetières et couverts ; tu finiras par la remplir de ton meilleur linge ; et tu iras déposer le tout à Poitiers, dans l’endroit que tu croiras le plus sûr. Tu annonceras que tu veux meubler la maison des Malvaux pour ta fille, et tu feras charroyer, à Poitiers le même jour que tu iras, les matelas, courtes-pointes, couvertures, et généralement tous les dedans du lit de l’appartement et de la chambre de la niche. Tu y joindras des draps ; ce sera en cas d’événements, quelque chose de sauvé.
Aie surtout grande attention que l’on ne soupçonne rien de l’argent, des papiers, et que l’on ne puisse imaginer qu’il entre, dans ce que tu fais la moindre crainte. Ces précautions seront, je l’espère, très inutiles, mais qu’importe ; dans le moment actuel, il faut tout prévoir.
Vends tes moutons, le prix que tu en trouveras, mais argent comptant. Tu feras vendre aussi à la Saint-Roch, une paire de bœufs, et une autre paire à la Saint-Barthélemy. Les six paires restantes, avec les mulets, feront le service, quitte à en racheter si les affaires prennent une marche plus tranquille. En cas d’événements, tu seras mieux et plus en sûreté à Poitiers qu’à Marsay. L’intérêt public protège, dans une grande ville, l’intérêt particulier. (…)
Quant à notre récolte, tu vendras, à mesure que le blé sera battu, mais sans affectation, uniquement comme ayant besoin d’argent. Lorsque tu auras une certaine somme, tu la serreras dans quelque endroit sûr, qui ne craigne pas le feu, mais non dans le Trésor, car, si l’on venait à Marsay, je ne crois pas que ce fût pour brûler le château, étant trop aimé dans le pays, mais pour brûler les titres de rentes et devoirs. Tu pourras donc cacher ton argent dans le second caveau, sous la salle, dedans la grande cave, en un endroit où il n’y ait pas de vin.
(…)
Adieu. «
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* Correspondance inédite 1789, 1790, 1791 de Charles-Élie de Ferrières-Marsay, député de la noblesse de la sénéchaussée de Saumur aux États généraux de 1789 publiée et annotée par Henri Carré / Librairie Armand Colin 1932 /dans la collection Les Classiques de la Révolution française – publiés sous la direction de M. Albert Mathiez
** Labbé est un homme de confiance
*** terme de féodalité – acte établissant une vassalité
**** malle en cuir
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