B/ Mars – septembre 1915

 

                           Mars 1915   –   « La Territoriale » 

    Dans les semaines qui suivirent l’ordre de mobilisation générale, les réservistes,  ces anciens conscrits retournés à la vie civile dix ou quinze ans auparavant étaient sous l’uniforme. On avait également appelé la classe 1914 par anticipation en incorporant les jeunes hommes dès dix neuf ans. Pour compléter ses effectifs, l’état major entreprit alors de remonter vingt cinq ans en arrière, en élargissant le recrutement aux réformés, aux oubliés, aux exemptés, parmi ces hommes d’âge mûr dont les plus âgés avaient eu vingt ans en 1887. Dès la fin de l’été 1914, l’on avait ainsi organisé des « conseils de réforme » pour recruter de nouveaux fantassins parmi tous ces civils reconnus inaptes ou dispensés du service militaire.  Emile Vincent fut de ceux-là !

 A cette époque, pour s’acquitter de leurs obligations militaires, tous les hommes valides passaient par trois organisations successives selon leur âge: l’armée d’active d’abord, dans laquelle ils effectuaient leur trois années de service militaire dès l’âge de vingt ans, puis ils étaient classés dans  l’armée de réserve, immédiatement mobilisable par voie d’affiche lors des mobilisations générales. Le troisième groupe, l’armée territoriale qui avait elle aussi sa réserve, concernait les hommes plus âgés qui restaient dans leurs foyers. S’ils devaient être mobilisés cela leur était signifié ultérieurement.

Dans  l’armée d’ active, on trouvait des appelés de dix neuf ans à compter du 1er novembre 1914 et il y eut des engagés de 17 ans  ainsi que des territoriaux  de  plus de 50 ans durant  le conflit.

Les réservistes de l’armée d’active étaient les hommes âgés de 24 à 33 ans, nés entre 1881 et 1890. Venaient ensuite les hommes âgés de 34 à 39 ans, nés entre 1875 et 1880 qui étaient réservistes de l’armée territoriale et enfin la propre réserve de l’armée territoriale constituée d’hommes âgés de 40 à 45 ans, nés entre 1869 et 1874.  

Pour ces hommes incorporés dans les régiments de  territoriaux -et particulièrement ceux âgés de plus de 37 ans – le règlement militaire indiquait clairement qu’ils devaient être affectés à des tâches de génie ou d’intendance, à des travaux de terrassement, de déblaiement, de construction d’ouvrages de défense  mais qu’ils ne seraient pas engagés au front en première ligne.  

Pour le malheur d’Emile et de centaines de milliers d’autres vétérans, Joffre en décida autrement. En raison des pertes considérables subies dès les premiers mois de la guerre, l’état major décida d’engager les territoriaux dans les combats, de  les mettre en ligne, Joffre affirmant « qu’ils témoigneraient d’autant de patriotisme et d’ardeur au combat que les plus jeunes. »

Cette distinction entre soldats d’active, réservistes  et territoriaux ne fut donc pas respectée ; très vite des soldats de la territoriale furent versés dans des régiments d’infanterie  de réserve avec lesquels ils allaient participer aux offensives, parfois aux cotés de fantassins de trente ans leurs cadets.

          Le 21ème Régiment d’Infanterie Territoriale

  C’est ainsi qu’ Émile, dispensé du service militaire en 1892, fut classé service armée le 1er décembre 1914 par le conseil de réforme de Rouen malgré ses quarante et un ans et ses deux jeunes enfants.  Il dut quitter son travail aux Ateliers le 20 mars 1915, jour  de sa mobilisation dans le 21ème Régiment d’Infanterie Territoriale.

 La veille de son incorporation, comme il le faisait depuis le début de la guerre, Émile avait parcouru les articles de journaux qui accompagnaient les extraits de communiqués militaires. On y relatait des événements décalés de plusieurs semaines, parfois plus, où l’on mettait en exergue les « défaites » allemandes, leurs blessés et leurs prisonniers, sans faire état des lourdes pertes françaises, ou alors de manière vague et rassurante.

 Sur l’édition du 19 mars 1915, entre les récits de multiples pèlerinages à Bonsecours, le rappel d’innombrables dévotions et dépôts de gerbes à la statue de Jeanne d’Arc, afin que ses mânes interviennent en faveur de la paix, Émile avait pu lire ces têtes de chapitres :  « Nouvelles du front : 33ème semaine de guerre-  Succès anglais à la bataille de Neuve Chapelle dans le Nord – Pas de Calais…développement des combats sur le front belge, bombardements d’Ypres…le point sur les fronts d’Artois, d’Argonne, d’Alsace Lorraine… les opérations sur le front russe, préparation de l’offensive dans les Dardanelles…en Champagne, violents combats dans le secteur des Hurlus…» –  un tableau peu réjouissant d’une guerre sans fin qui n’encourageait pas à l’optimisme.  

 Personnellement concerné désormais, il tentait de comprendre la situation militaire au travers des communiqués de presse, une tâche rendue difficile par la censure sévère qui s’exerçait sur la presse. Plusieurs de ses collègues de travail, de jeunes mobilisés, avaient été tués dans les premiers jours de la guerre. Émile avait pu rencontrer d’autres soldats des Ateliers, quelques permissionnaires et plus souvent des blessés qui lui avaient rendu compte de la dureté des combats et des pertes considérables dans les rangs Français. Les terribles récits de ce qu’ils avaient vu et subi au front tranchaient avec les informations cocardières et orientées que les journaux publiaient.
Mais la presse s’appliquait à dissimuler tout ce qui aurait pu traumatiser la population. On y minimisait les pertes françaises tout en majorant celles des allemands, on ne publiait aucune photo de cadavres déchiquetés, de corps éparpillés, rien qui puisse saper le moral des civils et de l’arrière.

 Régiments « virtuels » en dehors des conflits, les régiments de la territoriale n’avaient pas de casernement affecté et ils se reconstituaient dans des locaux aménagés à la hâte.  Pour les rappelés du 21ème RIT, l’armée avait organisé un cantonnement dans la banlieue Est de Rouen, sur la commune de  Saint Etienne du Rouvray, dans des baraquements édifiés autour de bâtiments à usage agricole préexistants. Le 21ème RIT était cantonné à Rouen, sa ville de garnison. 

 L’unité dans laquelle Émile venait d’arriver était composée de civils originaires de l’agglomération Rouennaise, tous quadragénaires. Il connaissait déjà deux ou trois d’entre eux et il noua rapidement d’autres liens fraternels avec quelques hommes de son âge dont il allait partager le quotidien militaire durant les mois à venir. 
Il n’était vraiment pas possible d’expédier en première ligne ces hommes sans un minimum de préparation. Alors, pendant deux mois, ces conscrits tardifs qui n’avaient jamais fait de service militaire ou qui n’avaient plus eu d’activité physique depuis bien des années suivirent une formation militaire. Ce fut, pour ces hommes ce que l’on aurait appelé les classes pour de jeunes conscrits. Leur instruction militaire se déroula à quelques kilomètres de Rouen sur le territoire de la commune de  Saint Etienne du Rouvray.

On les familiarisa avec le maniement des armes, la discipline, l’agencement et le port du barda, tout cet accoutrement du soldat  avec son sac pesant trente kilos. Et comme le déplacement des troupes s’effectuait encore fréquemment par de longues étapes parcourues à pied, il y eut beaucoup de marches- manœuvres, quelques  séances de tir, l’apprentissage ou le ré-apprentissage de la discipline et du règlement militaire, l’organisation des armées et des grades, le salut aux couleurs et encore les marches en rang au pas cadencé ou les présentations d’armes.
 Fin mars 1915, quelques jours après son incorporation, Emile fit parvenir une photographie à son épouse où on le voit au milieu d’une escouade d’une trentaine de soldats. Il est avec ses copains du moment : Simon Barbain, Albert Lamy, Gaston Lefèbvre, André Leroy, Adrien Drouet, Georges Beaurain, Venot, Delabret, le caporal Boulanger…

Mars 1915 Saint Etienne du Rouvray 

         Le départ

 Après  deux  mois passés en instruction militaire, vint le moment de l’intégration à des unités opérationnelles pour ces nouvelles recrues, nouvelles et cependant âgées. Émile et ses compagnons allaient rejoindre un dépôt  du 21ème R.I.T à Ferrières Saint Hilaire dans l’Eure en attendant leur affectation. Les dépôts étaient des sortes de réserves de combattants où les hommes attendaient, en général peu de temps, d’aller renforcer des unités décimées.

 Fin mai 1915, Émile et quelques centaines de  soldats plus très jeunes quittaient en colonne à pied la Grange, à Saint Etienne du Rouvray pour aller prendre le train à Rouen, gare de Saint-Sever. En suivant  la route qui s’écarte un moment de la Seine, ils allaient traverser Sotteville  et Émile ressentit un immense découragement quand la route longea les bâtiments des Ateliers, là même ou il avait exercé son activité professionnelle  vingt sept années durant. Sur leur passage, ce n’était plus la foule venue saluer les premiers départs d’août 1914. Embarqués à bord du train dans la soirée, ils firent une halte à Vernon, puis à Bernay, dernière étape avant leur destination finale du dépôt de Ferrières.

  C’est à peu près à cette date, en juin 1915 précisément, que le général Pétain allait ordonner une  restructuration des réserves territoriales placées sous ses ordres. La 82 ème Division d’Infanterie Territoriale dont dépendait le 21ème RIT fut dissoute. Les quatre régiments qui la composaient: les 17ème, 18ème, 21ème et 22ème R.I.T  conservèrent leur spécificité de régiments territoriaux,  mais ils furent alors directement administrés par les divisions sous les ordres desquelles ils étaient placés.  

Une  majorité de ces soldats âgés restèrent au 21ème RIT mais en se joignant aux corps des divisions d’active où ils furent  placés sous les ordres des régiments d’accueil. Ils allaient y être employés comme territoriaux   au creusement des réseaux de tranchées et de boyaux, au renforcement des défenses,  à l’édification des postes de secours ou des baraquements des ambulances ainsi que l’on nommait les hôpitaux de campagne installés à proximité des premières lignes. Durant les périodes d’accalmie, ils iraient ramasser le matériel militaire qui jonchait les champs de bataille.

  ♦  Emile n’eut pas cette chance, toute relative, de rester dans la territoriale.  Il alla rejoindre une unité combattante. Et, attention particulière de ses supérieurs, il fut affecté à la compagnie de pointe du régiment, la plus exposée. 
Le 19 juin 1915 Émile fut muté au 205ème Régiment d’Infanterie,  19ème Cie, 3ème Section, 10ème Escouade sous le  matricule 17.706.

 uniforme du territorial

                                                        … à suivre …

Les commentaires sont clos.